Il n'y a peut-être qu'une faute de goût dans cette exposition, c'est son titre : "Âmes sauvages" ? Qu'ont de sauvage les tableaux, dessins et sculptures raffinés, originaux, inspirés... que présente le musée d'Orsay à Paris ce printemps ? Serait-ce à dire que, depuis toujours passés sous le radar des critiques parisiens, ces artistes ne sauraient connaître la civilisation ? Que le voisinage avec les bords glacés de la Baltique induit nécessairement un caractère et un art mal dégrossis ?
Mais cessons le mauvais esprit et félicitons-nous de la qualité et de la beauté de cette présentation des premiers artistes de Lettonie, Estonie et Lituanie, ces "pays baltes" si mal connus dans le monde francophone.
Leur émergence coïncide avec, et contribue à l'apparition d'un premier sentiment national à la fin du XIXème siècle, alors que la Russie tsariste domine ces territoires. L'exposition les accompagne jusqu'aux années 1920-1930, après la création des trois Etats indépendants qui a suivi la Première Guerre mondiale.
Ces peintres, formés à Saint-Pétersbourg en général, affichent une belle unité. Ils adhèrent tous au mouvement symboliste, alors largement répandu en Europe, mais semblent bien au fait de la peinture de leur temps, de la révolution apportée par les impressionnistes et leurs successeurs.
Ça et là, on distingue des touches à la Seurat, des couleurs "fauves... mais symbolistes ils demeurent, avec des titres d'oeuvres évocateurs comme "La Cité enchantée", "Au pays où sont les tombes de nos héros", "Auprès du lit du malade" ou très classiquement, la magnifique "Arcadie" du Letton Janis Rozentāls : dans des teintes pastels, une scène de plage avec jeunes filles et enfants.
"La voie abrupte (pour l'art), celle qui franchit les précipices , c'est la voie de l'âme : pour elle, la vie est un rêve profond où se devinent péniblement des liens d'une autre nature, des abîmes étrangers et inaccessibles à notre misérable intelligence", résume le peintre estonien Konrad Mägi.
La présentation du musée d'Orsay mélange délibérément les trois nationalités et dégage des sujets communs d'inspiration. Ainsi, les artistes baltes se nourrissent largement des mythes et du folklore local. La nature prégnante (saisons, lacs gelés, forêt profonde, etc.) est aussi une source inépuisable. Il s'agit donc d'un art profondément enraciné, en lien avec la nécessité de ces trois « petits » peuples de s'affirmer, s'inventer presque, en tant que peuple, nation, Etat, face à l'hégémonie culturelle et politique russe et, dans une moindre mesure, allemande.
Il faut souligner encore l'étrange séduction de ces portraits où des femmes regardent fixement le regardeur, ou au-delà de celui-ci, comme perdues dans une autre réalité. Admettons-le, la tonalité générale est plutôt sombre. C'est le Nord.
Le Lituanien Mikalojus Konstantinas Čirlonis mériterait presque une place à part. Compositeur et peintre visionnaire, ses tableaux touchent souvent aux limites de l'abstraction, mais, pour d'autres, il se pose en précurseur surréaliste. Tout ceci avant la Première Guerre mondiale, -il meurt en 1911- sans avoir jamais connu le succès.
Il y avait bien là, dans ces pays baltes, une fontaine vive de création dont l'éloignement et l'indifférence auront empêché la diffusion à l'étranger. Après la Seconde Guerre mondiale, Estonie, Lituanie, Lettonie disparaissent, englouties par l'URSS. Leur art naissant aussi, si loin du réalisme soviétique de rigueur. Il faudra donc 100 ans et les indépendances revenues pour qu'il ressorte et fasse le chemin jusqu'à Paris. Il est le bienvenu.
"Âmes sauvages. Le symbolisme dans les pays baltes", jusqu'au 15 juillet 2018 au Musée d'Orsay, Paris