Fil d'Ariane
Aux Rencontres d'Arles, l’Eglise dominicaine des Frères Prêcheurs, du XVème siècle, sert d'écrin jusqu'au 25 août 2019 aux oeuvres de Philippe Chancel. Prêcheur, ce photographe français de 60 ans le revendique un peu, et pas dans le désert ! Le regard qu'il offre sur le monde interpelle. Pis, inquiète.
Non pas que l'on ne sache déjà que la planète aille mal, mais avec "Datazone", cela saute aux yeux. C'est presque à une fin du monde que nous convie l'objectif de Philippe Chancel.
Son travail, installé avec le concours du scénographe Adrien Gardère, porte sur 300 photos prises ces quinze dernières années dans quatorze pays, lesquels sont autant de stations sur le Chemin de croix parcouru par l'exposition dans l'Eglise. A chaque station, un pays.
"Tout cela est un peu codé, explique le photographe. L'Eglise m'a servi de projet puisqu'elle contient 14 points de suspension, 14 Datazones, qui permettent de cheminer d'un prologue à un épilogue. Avec au départ, en épilogue, les Reines noires de Méroé (des femmes-pharaon nubiennes qui ont vécu un millénaire à partir du IVème siècle av. JC, ndlr), et, en épilogue : la Chine et ses nouvelles routes de la soie. Le temps long d'un côté et l'ultra-rapidité de l'autre. Je ne suis pas un anthropologue, ni un sociologue. Je parle en images".
Parmi les 14 pays visités : la Corée du Nord, les Emirats Arabes Unis, l'Afghanistan, Haïti, le Nigéria… Pas vraiment des zones touristiques. Mais il y a aussi les Etats-Unis et l'Europe, pas forcément des havres de paix non plus, sous le regard acéré de Philippe Chancel.
Quelle a été la genèse du projet "Datazone" et qu'est-ce que cela signifie ?
"Datazone" est un mot que j'ai construit. Il provient de l'agrégation de Big data et d'"Interzone". J'ai été inspiré par le "Festin nu" de William S. Burroughs - un roman initialement intitulé "Interzone" - et de sa technique du cut-up, de l'écriture fragmentaire. La genèse a été simple et complexe à la fois. Je suis parti en Corée du Nord en 2005 et 2006, ce qui a déjà donné lieu à une première exposition aux Rencontres d'Arles à l'époque, dirigées par Raymond Depardon.
A la suite de cela, j'avais envie de poursuivre afin d'apporter une compréhension du monde dans lequel on vit, à travers des lieux souvent difficiles d'accès, parfois interdits. Donc après la Corée du Nord, je suis parti aux Emirats Arabes Unis. Après la dernière idéologie communiste d'un siècle qui disparaît, avec les Emirats, j'ai voulu documenter l'idéologie de l'argent d'un siècle qui apparaît.
Au XXIème siècle, l'Orient regarde donc l'Occident. Au contraire du XIXème, où l'Occident regardait l'Orient en fantasmant. Et puis, je voulais rendre compte des symptomes les plus significatifs du monde d'aujourd'hui dans son versant "atopique", ou "utopie dégénérée" selon l'historien Louis Marin. J'ai continué ensuite par des catastrophes qui en disent long aussi sur l'état du monde d'aujourd'hui : Fukushima, Haïti, le Delta du Niger avec cette dévastation dûe au pétrole, l'Aghanistan avec ses Seigneurs de guerre...
Parmi les 14 pays visités en 15 ans, lequel vous a le plus marqué ?
J'ai fait sept voyages en Corée du Nord de 2005 à 2014, presque autant aux Emirats entre 2007 et 2011, deux pays qui m'ont beaucoup marqué. Puis je suis allé au Kazakhstan, deux fois en Afrique du Sud, et seulement une fois à Kaboul. A sujet extrême, situation extrême.
Le Nigéria m'a fait mal. Tout comme Fukushima, trois mois après le tsunami. J'étais dans une situation post-apocalyptique déprimante, comme dans le roman de Cormac McCarthy "La Route". La "beauté du désastre" est l'un de mes moteurs mais éthiquement, cela interroge. Comment se positionner face à ces dévastations ?
"Datazone" est un cri d'alarme en fait...
Carrément ! Je n'avais pas conscience de l'impact de ce travail et - c'est la plus belle des récompenses - lors de la semaine d'ouverture à Arles, beaucoup de gens sont venus me voir totalement bouleversés et reconnaissants. Ils me considéraient comme un lanceur-d'alerte ! Je ne m'y attendais pas. On peut donc être sur le terrain de l'art et créer une sensibilisation sans être dans le pathos. Mon travail est presque clinique en fait ; j'essaie de prélever des fragments du réel que je donne à voir. Eh bien, ça fonctionne !