Picasso n’est pas le seul artiste du XXème siècle a être connu dans le monde entier, pourtant son succès ne se dément pas. En France et à l’étranger, les expositions se multiplient et ses oeuvres se vendent aux enchères à des prix record. Pourquoi Picasso suscite-t-il toujours un tel engouement sans lasser le public, semble-t-il ? Deux spécialistes donnent leur avis.
C’est un jour comme un autre au musée Picasso à Paris, on se presse pour admirer les chefs d'oeuvre du maître. Pourtant, ici, il n’y a pas de Guernica. Quant aux Demoiselles d'Avignon, elles font tapisserie mais il en faudrait plus pour décourager le public.
Sur la rive gauche, le Musée d'Orsay s'y met aussi avec une grande exposition sur le premier Picasso. "
On innove. On touche à un sujet qui n’a jamais été traité. Il ne s’agit pas de mettre Picasso sur une affiche et de se contenter de voir le public arriver”, explique Laurence Des Cars, la présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie, pour justifier de cette énième exposition.
D'autres villes en France, Espagne, Grèce, Israël, Italie, Malte, Maroc, Turquie et à Chypre proposent actuellement des expositions dans le cadre de l’opération internationale Picasso-Méditerranée. Entre 2017 et 2019, plus de 60 institutions à travers le monde y participent.
Aujourd’hui, pourquoi Picasso séduit-il toujours le public et les professionnels du marché de l’art ?
“Il a su révolutionner son art”
Picasso reste un artiste d’exception qui a connu une très longue carrière. Il commence à peindre à l’âge de huit ans jusqu’à sa mort, à 91 ans. Il laisse derrière lui un héritage très vaste, de plus de 70 000 oeuvres. L’artiste fait preuve d’une perfection technique qui plaît aussi bien au public qu’à la critique : “il y a ce côté ‘génie’ chez Picasso qui est flagrant et qui fascine, cette facilité qu’il a d’inventer des choses”, explique Aurélie Vandevoorde, directrice du département Art Impressionniste et Moderne chez Sotheby’s.
Picasso est l’un des rares artistes à innover tout au long de sa carrière : de sa période bleue, rose, cubiste, surréaliste à celle des ballets Russes : “ il y a de vraies ruptures et de vraies innovations. Picasso a réussi presque tous les 5, 10 ans, à recommencer quelque chose de totalement nouveau”, ajoute l’experte.
Selon le spécialiste de Picasso, Jean-François Larralde, l’artiste a très fortement enrichi l’histoire de l’art : “avec le regard qu’il va jeter sur les grands artistes et peintres des époques antérieures, il va s’appuyer sur Vélasquez, Ingres, Manet pour rebondir sur de nouvelles propositions artistiques”.
Un artiste hors du temps
C’est aussi cette modernité qui plaît. “
Nos générations aujourd’hui sont parmi celles qui reconnaissent l'héritage toujours très actuel de la peinture de Picasso, ce qui n'était pas le cas dans les années 60 où les jeunes générations avaient tourné le dos à l’artiste, par incompréhension”, explique Jean-François Larralde.
Il aura fallu plusieurs décennies pour comprendre et aborder certaines de ses oeuvres, comme c’est le cas pour beaucoup d’artistes. “
Aujourd’hui, ses oeuvres pourraient être des tableaux contemporains si on ne connaissait pas Picasso, on aurait du mal à les dater étant donné leur modernité”, décrit Aurélie Vandevoorde de chez Sotheby’s.
Il est d’ailleurs l’un des rares artistes considéré comme universel. Au sein du marché de l’art, il intéresse les acheteurs du monde entier, “
c’est l’artiste pour lequel on a la plus grande diversité d’acheteurs dans le monde, aussi bien asiatiques, que du continent américain, d’Amérique latine, de Russie, du Moyen-Orient, ça ne s’adresse pas à un segment de marché particulier et c’est rare”, commente Aurélie Vandervoorde.
Une icône du marché de l’art
Et cela se reflète dans les ventes de ses oeuvres. D’une manière générale, elles sont en augmentation ces dernières années mais Picasso se hisse en haut du palmarès des artistes les plus recherchés et les plus achetés : “
il est une valeur refuge, c’est un des artistes qui profite le plus de cette embellie du marché”, explique l’experte de chez Sotheby’s, Aurélie Vandervoorde.
Bien qu’ils dépendent de la période, de la dimension, du degré d’élaboration et du sujet traité, les prix des tableaux sont en moyenne très élevés et dépassent régulièrement le million d’euros. En mai dernier, "La fillette à la corbeille fleurie” a été vendu 115 millions de dollars, ce qui en fait le sixième tableau le plus cher de l’histoire des enchères.
Et ce n’est pas seulement le nom “Picasso” qui attire les collectionneurs, “
c’est la marque mais aussi la qualité artistique d’une oeuvre qui plaît sur le marché de l’art. Il fait son tri mais les prix sont très différents entre les bons et les moins bons tableaux de Picasso”, insiste-t-elle. Le nom de Picasso ne suffit donc pas à créer un prix record, la qualité artistique de l’oeuvre compte aussi.
Aujourd’hui, les oeuvres de la période bleue et rose sont toujours très recherchées mais le marché de l’art observe un récent engouement pour les peintures des années 50, “
ces tableaux n’avaient pas vraiment été appréciés par le public qui les considéraient comme très gestuelles, trop modernes alors qu’aujourd’hui on les considère comme de la peinture classique”, commente Aurélie Vandervoorde.
La marque “Picasso”
Ces dernières décennies, Picasso est aussi devenu un objet de marketing. Il est décliné partout : des bandes-dessinés, aux parfums, en passant par les comédies musicales, les voitures - la Citroën Picasso - mais aussi les restaurants.
La famille Picasso : un empire artistique devenu commercial
En 1973, lorsque Picasso décède, il n’a rédigé aucun testament. Les héritiers légaux sont d’abord Jacqueline Rogue, son épouse de l’époque et son fils Paulo. Cependant, les trois enfants de Picasso nés hors mariage réclament eux aussi leur droit à l’héritage qu’ils obtiennent en 1974.
En 1975, Paulo Picasso meurt. Il laisse derrière lui deux enfants qui s’ajoutent à la liste déjà longue des successeurs. Pendant plusieurs décennies, la famille se déchire cet héritage estimé à plus de 1,4 milliard de francs à l’époque.
Pour assumer les frais de succession, certains membres de la famille sont d’ailleurs contraints de léguer des oeuvres à l’Etat, une somme qui s'élèverait à 290 millions de francs.
Depuis 1995, la société Picasso Administration est gérée par le fils, Claude Picasso. Elle est en charge des droits des héritiers et de l’authentification des oeuvres du peintre.
“
Tout s'achète alors que de mon point de vue, la peinture de Picasso ne devrait pas avoir de prix (...) On arrive à des limites notamment avec la voiture Citröen Picasso où notre société est livrée aux mains du marketing”, décrit Jean-François Larralde, spécialiste de Picasso.
Cette labellisation de l’artiste peut-elle dévaloriser son travail ? Pour cet expert, c’est problématique : “
beaucoup de personnes ne parlent de Picasso qu’à travers ce merchandising mais il faudrait que cela serve de ressort pour mieux apprécier et critiquer son oeuvre.”
L’overdose ?
Alors, risque-t-on de faire une overdose de Picasso ? A en croire les chiffres de fréquentation des musées ces dernières années, le public ne semble pas s’en lasser. En 2009, l’exposition “Picasso et les maîtres” a enregistré un record de fréquentation avec près de 800 000 visiteurs. Plus récemment, en 2017, l’exposition Pablo Picasso organisée par le fonds Hélène et Edouard Leclerc, en France à Landerneau dans le Finistère, a reçu 205 000 personnes. Un nombre de visiteurs très important pour les 16 000 habitants de cette ville.
Pour certains experts, cette surexposition de l’artiste pourrait pourtant nuire à l’artiste, “
il ne faut pas écarter cet aspect-là, la surexposition peut sans doute être nuisible, surtout si elle n’est menée que sous l’angle de la marchandisation, il faut des contres-pouvoirs même si on peut penser qu’il n’y a pas d’autres chemin que la financiarisation de toutes ces grandes expositions”, décrit Jean-François Larralde.
Du côté du marché de l’art, la directrice du département Art Impressionniste et Moderne chez Sotheby’s reste optimiste quant à l’avenir de Picasso :”
c’est l’un des artistes qui va perdurer pendant des décennies. Les raisons sont simples : c’est sans doute l’artiste le plus connu au monde, il y a de plus en plus de grandes fortunes et de grands collectionneurs qui veulent un beau tableau de lui. Enfin, beaucoup de musées ouvrent leurs portes en Asie, chaque année. C’est évident que c’est tout un contexte qui ne peut que pousser la côte de Picasso vers des sommets. C’est la valeur la plus stable de l’art du XXème siècle.”