Fil d'Ariane
« Moi mon point de vue a changé quand j'ai su que Youssef était allé rejoindre ce groupe, ça m’a vraiment choqué dans mes valeurs, avant je voyais tout en noir et blanc et je me suis dit, oups, il y a peut-être une zone grise qu'il faut aller explorer, il faut que tu ouvres un peu tes yeux et que tu te rendes compte qu'il y a peut-être un degré de complexité un peu plus élevé », dit Raed pour m’expliquer comment tout a commencé.
C’est ce que fait ce documentaire qui met en scène Raed à la recherche de son ami Youssef : il explore ces zones grises. Raed rencontre tout d’abord ses anciens camarades du collège qui eux aussi ont connu Youssef et ensemble, ils se souviennent de ce jeune homme rieur, gentil, intelligent qu’était Youssef… Youssef, qui disait à Raed qui faisait le ramadan : « mais pourquoi tu te fais du mal comme ça » parce que lui n’était justement pas pratiquant.
C’est après le collège que Youssef devient pratiquant. Raed suit ces traces jusqu’à l’Université de Sherbrooke, dans l’est du Québec, où Youssef a étudié et où il fréquentait une Association de musulmans, où, peut-être, a-t-il rencontré des gens qui l’ont amené sur le chemin dangereux de la radicalisation. « Quand je suis allé à Sherbrooke, raconte Raed, je pensais que j'allais déterrer des pierres, j'y suis allé avec mes gros sabots, et je me suis dit : il y a un coupable, ou deux ou trois et je vais les trouver, je vais les pointer du doigt, je vais leur dire : qu'est-ce que vous avez fait ? ». Sauf que ce n’est pas ce qui s’est produit.
Au fil de ses rencontres et de sa quête, Raed comprend que la radicalisation de Youssef a été causée par plusieurs facteurs. Il y avait alors au Québec un débat très virulent sur la laïcité de l’État qui a eu un impact sur Youssef, qui se demandait quelle était sa place au sein de la société québécoise, lui, musulman pratiquant. Et puis il y avait un jeune qui se cherchait et qui ne trouvait pas sa voie, comme l’explique Raed : « Je crois qu'il y a un manque de transcendance évident c’est-à-dire un manque de sens pour les jeunes comme Youssef et comme beaucoup d'autres, des fois la solution, ça va être la religion ou autre chose, certains tombent dans les gangs de rue ou partent faire de la coopération internationale, peu importe. Les jeunes ont envie de faire quelque chose de plus gros que ce que la société leur propose. Youssef était un gars très brillant qui s'est beaucoup cherché mais ne s'est pas trouvé, n'a pas trouvé un cursus qui lui plaisait, n'a jamais trouvé sa voie. Et ces groupes offrent des sortes de listes : si tu veux être heureux, tu dois faire ci et ça et ci et ça… Je pense que ceux qui tombent dans le piège, ce sont ceux qui ont le moins de bagages religieux, ce sont ceux qui connaissent le moins l'Islam. Ils n’arrivent plus à faire la différence entre la religion et la politique ».
La quête de Youssef conduit Raed jusqu’en Turquie, plus précisément à la frontière syrienne. Il y rencontre notamment des passeurs qui s’occupent justement des déserteurs de Daech. Ces derniers vont lui confirmer qu’ils n’ont pas pu retrouver Youssef.
Ce séjour en Turquie a été éprouvant pour l’équipe de tournage se souvient Raed : « j'avais peur pour chaque personne que je rencontrais en disant : est-ce que je vais attirer la suspicion sur lui, est-ce qu'il va se faire repérer à cause de moi et eux me faisaient comprendre qu'il y avait véritablement un danger éminent et qu'il fallait faire super attention. Mais ce séjour en Turquie m’a aussi fait comprendre des choses, notamment que Daech a eu une sorte de lune de miel avec les Syriens les 5-6 premiers mois de son arrivée en Syrie, ils ont été accueillis à bras ouverts par la population, et c'est après qu'ils se sont rendus compte qu'ils ont laissé entrer un monstre chez eux et que c'était trop tard. Et puis Daech est un groupe politique qui bénéficie à tout le monde sur le plan politique : d'un côté la Turquie profite de sa présence pour combattre les Kurdes, de l'autre côté les Kurdes disent "on va en profiter pour aller récupérer des terrains qui ont été volés depuis longtemps", sans oublier le régime de Bachar al-Assad qui dit : on va déloger Daech… Donc tout le monde a intérêt à ce que le statu quo se maintienne d'une certaine manière ».
Dans ce documentaire, Raed rencontre également plusieurs des proches de Youssef. Son ex-petite amie qui lui raconte comment, d’un jour à l’autre, Youssef s’est radicalisé dans sa pratique de l’Islam. Et surtout la sœur de Youssef, Leila, qui explique à Raed comment elle se sent coupable du départ de son petit frère parce qu’elle n’a pas voulu parler avec lui de ce qu’il vivait, parce que c’était devenu un tabou entre eux. « Je lui ai tourné le dos, je l’ai abandonné », dit-elle à Raed les larmes aux yeux.
« C’est ce qui m’a le plus bouleversé quand on a fait ce documentaire, m’avoue Raed, ces rencontres avec les proches de Youssef. Ce sont les victimes collatérales, les familles qui restent derrière, je me doutais pas de la souffrance de ces gens-là et pourtant pour ces familles-là, c'est comme vivre un suicide. Mais au lieu d'avoir de l'empathie, on va les accuser par procuration alors qu'ils sont les premières victimes de ça... ils sont les premiers largués, les premiers dans l'incompréhension, ils sont victimes de ça et non pas coupables ».
Ce qui est fascinant dans ce documentaire, c’est qu’on réalise que Youssef et Raed sont deux jeunes au parcours similaire : une immigration à l’adolescence, d’origine musulmane tous les deux… L’un bascule dans la radicalisation, l’autre pratique sa religion en toute quiétude. Et on se demande : pourquoi l’un et pas l’autre ? Comment l’un en arrive à prendre cette décision définitive et l’autre est parfaitement intégré à la société québécoise ?
Le documentaire a été très bien accueilli au Québec, surtout dans la foulée de cette attaque à la mosquée de Québec menée par un jeune Québécois lui aussi radicalisé.
Les musulmans pouvaient eux aussi être victimes du radicalisme.
Raed Hammoud
Alexandre Bissonnet, 27 ans, a tué 6 Musulmans qui étaient en train de faire leur prière, il en a blessé 5 autres dont plusieurs grièvement. Le drame a plongé le Québec en état de choc : personne n’aurait pu imaginer que ce genre d’attentat puisse survenir ici. Il a aussi servi d’électrochoc à la société québécoise, comme le souligne Raed : « on a compris avec cet événement-là que la radicalisation ça n'a ni couleur, ni nationalité ni âge, ça peut frapper tout un chacun. Cela a servi un peu de « wake up call » pour les Québécois qui ont réalisé que les musulmans pouvaient eux aussi être victimes du radicalisme et ils ont maintenant envie de connaître cette communauté. Je crois qu'aujourd'hui aussi les Musulmans sont en train de dire, et ça c'est très important : n'en faites pas trop, mais n’en faites pas moins non plus, on est citoyen, ça s'arrête là, on est citoyen tout d'abord et ensuite, oui, la religion rentre en compte ».
Le documentaire a donc eu un retentissement particulier au Québec dans ce contexte. Un documentaire qui ne contient pas de jugement de valeur. « Je n'ai pas voulu excuser ou accuser quiconque, précise Raed, j'ai voulu poser des questions plutôt que d'apporter des réponses directes, vraiment poser des questions et me mettre à la place de chaque acteur qui est confronté à une problématique aussi sensible aujourd'hui. Ce qu'on a voulu faire c'est tendre la main, écouter les gens, dialoguer, je pense que juste instaurer un dialogue ça peut apaiser beaucoup de conflits qu'on a dans la société ».
Il est temps vraiment d'arrêter de présenter les choses de façon manichéenne.
Raed Hammoud
Établir un dialogue, c’est l’essentiel du message que porte ce documentaire. « Tout ne se résume pas à 140 caractères, ajoute Raed, c'est faux qu'avec un titre de journal aujourd'hui, on peut expliquer une situation aussi complexe, on peut pas juste se dire ce sont des arriérés, des malades mentaux, dans des pays arriérés, il y a un contexte politique particulier, des acteurs clés qu'on ne mentionne jamais assez, et les populations musulmanes sont les premières victimes de ça, il n’y a aucun musulman sur la planète qui aime ce groupe violent-là, toute personne qui fait de la violence au nom de l'Islam, ça nous dégoûte. Le message que je veux passer c'est qu'il est temps vraiment d'arrêter de présenter les choses de façon manichéenne... oui c'est beaucoup plus long que 5 minutes pour parler d'un sujet comme ça, mais il est le temps de le faire d'une manière intelligente parce qu'autrement on va rester dans un monde binaire et tout le monde sait que quand on est dans un monde manichéen, ben tout le monde a tendance à s'auto-convaincre dans son propre camp... il faudrait qu'un pont se crée, qu'un dialogue s'établisse et qu'on commence à complexifier des enjeux qui sont complexes, qu'on arrête de vouloir les simplifier en une ligne de journal, en un titre ».
Youssef est-il encore en vie et si oui, où est-il ? Jusqu’à maintenant, rien ne prouve qu’il soit mort…