Alright, issu de l'album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar
Fil d'Ariane
Cette année, c’est le rappeur californien Kendrick Lamar qui donnera l’une des performances les plus attendues, pendant la mi-temps du match du Super Bowl, ce dimanche 9 février. Il continue à marquer l’histoire de la musique, après avoir raflé 5 Grammy Awards, le 03 février dernier. Retour sur sa carrière et son œuvre avec le journaliste rap Ismaël Mereghetti.
Kendrick Lamar, interprète du spectacle de mi-temps du Super Bowl LIX d'Apple Music, lors de la conférence de presse, le jeudi 6 février 2025, à la Nouvelle-Orléans, avant le match de football américain NFL Super Bowl 59 entre les Eagles de Philadelphie et les Chiefs de Kansas City.
Les Philadelphia Eagles et les champions en titre, les Kansas City Chiefs se rencontreront au Caesars Superdome de la Nouvelle-Orléans, pour la finale de la NFL, le Super Bowl, ce 8 février 2025. Le match qui clôture la saison de la National Football League (NFL) aux Etats-Unis est l’un des événements sportifs les plus regardés en Amérique, et dans le monde.
Mais il l’est aussi pour une autre raison. Pendant la mi-temps de ce match, un concert de moins de 15 minutes a lieu chaque année. La NFL choisit un artiste majeur pour s'y produire et réaliser une performance souvent hors-norme.
L’année dernière, les audiences du Super Bowl ont dépassé tous les records aux Etats-Unis : plus de 123 millions de personnes étaient devant leurs écrans (télé et streaming) pour regarder ce match et le concert de Usher, chanteur de R’n’B.
Pour l'édition 2025, c’est le rappeur californien Kendrick Lamar qui se produira à La Nouvelle-Orléans pour un show d'environ 13 minutes. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il y participe, puisqu’en 2022, il faisait partie des invités de Dr Dre, rappeur et producteur historique qui était en charge du spectacle.
Lamar est considéré comme l’un des meilleurs rappeurs aujourd’hui. Le journaliste rap, Ismaël Mereghetti nous en parle.
TV5MONDE : Comment pourrait-on présenter Kendrick Lamar à un public qui ne le connaîtrait pas ?
Ismaël Mereghetti, journaliste rap : Kendrick Lamar est un rappeur américain, originaire de Compton à Los Angeles. C'est tout simplement l'une des plus belles plumes du rap de ces 15 dernières années.
Il sort du lot, car c'est un conteur d'histoire absolument sensationnel. Ismaël Mereghetti, journaliste rap
Pour preuve, c'est l'unique rappeur à avoir reçu le prix Pulitzer pour sa musique et pour son écriture, en 2018. Ce prix a longtemps été attribué à des musiciens classiques, puis il s'est ouvert à des musiciens de jazz. C'est une reconnaissance assez folle pour son talent d'écriture particulier.
Il sort du lot, car c'est un conteur d'histoire absolument sensationnel. Il manie la langue avec brio et c'est un modèle artistique pour beaucoup d'artistes. Il se renouvelle d'album en album, expérimente vers d’autres styles.
Tous ces accomplissements sont scrutés par l'intégralité de l'industrie culturelle américaine et mondiale. Ce n'est pas juste un rappeur, c'est probablement le meilleur. Et il dépasse largement le cadre du rap.
Le lauréat du prix Pulitzer de musique, Kendrick Lamar, monte sur scène pour recevoir son prix pour son album "DAMN", lors du déjeuner de remise des prix Pulitzer 2018 à l'Université Columbia, le mercredi 30 mai 2018, à New York.
TV5MONDE : En quoi c'est un événement majeur pour un artiste de faire le show du Super Bowl, et plus particulièrement pour un rappeur ?
Ismaël Mereghetti : Le Super Bowl, c'est l’un des événements les plus regardés, aux Etats-Unis et dans le monde. La mi-temps du Super Bowl est un show mythique depuis plusieurs décennies, mais pendant longtemps, le hip-hop n'y avait pas sa place, ni même les musiques associées, à quelques exceptions près, comme Beyoncé en 2013.
Il rencontre un succès mondial depuis au moins une douzaine d’années. Ismaël Mereghetti, journaliste rap
Mais parce que Beyoncé a un statut particulier. Pendant longtemps, il y avait essentiellement des artistes pop, rock folk, ce qui renvoie à une certaine image de l’Amérique, plus conservatrice, plus blanche.
Depuis 2019, le rappeur Jay-Z, via sa structure Roc Nation, coproduit le show du Super Bowl et en assure la direction artistique. Le spectacle s’est alors ouvert à des artistes qui n’y avaient autrefois pas leur place. C’est arrivé avec le rappeur et producteur Dr Dre en 2020.
Il s’est entouré d’artistes avec qui il avait collaboré, dont Kendrick Lamar, ou encore Eminem.
Cela a ouvert l’événement au rap. Cette année, Kendrick Lamar devient donc le premier rappeur à le faire solo. C’était encore impensable il y a 8 ans. Il rencontre un succès mondial depuis au moins une douzaine d’années, pourtant. C’est une véritable révolution culturelle aux Etats-Unis, complètement inédite.
Kendrick Lamar se produit pendant la mi-temps du match de football américain NFL Super Bowl 56 entre les Rams de Los Angeles et les Bengals de Cincinnati, le dimanche 13 février 2022, à Inglewood, en Californie.
TV5MONDE : Qu’apporte un tel événement pour un artiste ?
Ismaël Mereghetti : A priori, les artistes ne sont pas payés pour se produire au Super Bowl. Mais évidemment, dès le lendemain, les streams (écoute en ligne), les achats de CD montent en flèche. On parle de plus de 500%, d’écoute en ligne en plus sur les morceaux interprétés, sur la discographie de l’artiste qui vient de se produire. Les retombées sont colossales.
C’est un accomplissement fou de voir quelqu’un comme Lamar avec son engagement, ses valeurs, performer devant Trump, mais aussi devant tous ses partisans. C’est un symbole très fort. Ismaël Mereghetti, journaliste rap
TV5MONDE : Le président Donald Trump a annoncé sa présence au Super Bowl. Que cela peut-il changer pour lui ?
Ismaël Mereghetti : Donald Trump, qu’il soit candidat ou président a toujours aimé se montrer dans les grandes manifestations sportives ou populaires aux Etats-Unis. Ce n’est pas surprenant qu’il veuille se rendre au Super Bowl. Même si on n’a pas l’habitude de voir les présidents dans les grandes manifestations sportives (ce sera la première fois au Super Bowl, ndlr). Pour moi, cela ne changera strictement rien à la prestation de Kendrick Lamar.
Cela permet en revanche de prendre conscience de la force d’avoir un Kendrick Lamar au Super Bowl pour la culture, pour la communauté afro-américaine.
Si Trump y va, c’est vraiment l’événement de l’Amérique. C’est un accomplissement fou de voir quelqu’un comme Lamar avec son engagement, ses valeurs, performer devant Trump, mais aussi devant tous ses partisans. C’est un symbole très fort.
TV5MONDE : Il est souvent question de son sens de la narration dans ses morceaux. En quoi cela fait de lui un artiste à part ?
Ismaël Mereghetti : Il faut observer l'évolution de son storytelling au cours de sa carrière. Il est arrivé, comme beaucoup de rappeurs, avec un album, Good Kid, M.A.A.D City (2012), qui parle de son quartier, de son quotidien. Il le fait particulièrement bien en termes d'images, d'histoires racontées, de cinématographie, mais avec une thématique courante. Ensuite, il y a un voyage en Afrique du Sud (2014), qui le forge. Il arrive ensuite avec un autre projet, To Pimp a Butterfly (2015).
La couverture de l’album est très marquante, il emmène plein de gens de son quartier devant la Maison Blanche. On voit de nombreux hommes noirs, torse nu, devant l’édifice. Sa narration évolue. Il sort de son quartier de Compton pour se questionner sur la place de la communauté afro-américaine dans la société américaine.
Chaque album témoigne de qualité d'écriture exceptionnelle, dans chaque morceau, dans chaque imagerie poétique, dans chaque storytelling à l'intérieur d'un morceau. C'est brillant d'intelligence et d'humanité. Ismaël Mereghetti, journaliste rap
C'est aussi dans cet album-là qu'il prend des positions un peu plus politiques, sociales. L’un de ses titres, Alright, devient un hymne des manifestations contre les violences policières du mouvement Black Lives Matter. Il s'interroge plus sur l'héritage de l'esclavage, l’histoire des Noirs Américains.
L’album suivant, Damn (2017), le voit se poser la question de sa place en tant que leader de sa communauté. Il revient à une narration très introspective. “Comment je dois me comporter ?” “Est-ce que je dois être un exemple, même avec mes failles ?” Il y parle de ses forces et faiblesses en tant qu’humain.
Alright, issu de l'album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar
Il creuse cette introspection avec l’album suivant, Mr. Morale & the Big Steppers (2022), en allant sur les questions de santé mentale, de thérapie sur les questions de l'intime, du couple, de qui est-il en tant qu'homme, qui est-il en tant que mari, en tant que père.
On a le cheminement d'un artiste, de A à Z. C'est une construction fascinante. Sa carrière est une œuvre en soi. Chaque album témoigne de qualité d'écriture exceptionnelle, dans chaque morceau, dans chaque imagerie poétique, dans chaque storytelling à l'intérieur d'un morceau. C'est brillant d'intelligence et d'humanité.
Ce qui lui importait c’était de faire du rap, raconter des histoires, et faire réfléchir en même temps. Sa définition est très importante. Ismaël Mereghetti, journaliste rap
TV5MONDE: Au-delà de cet engagement, il exprime aussi une certaine idée de préservation de la culture et du rap comme forme de culture ?
Ismaël Mereghetti : Oui. Kendrick Lamar évolue sur des terrains musicaux éclectiques. Il essaye de s’ouvrir et prône cela dans le fond et la forme. Il tient beaucoup au rap et à cet héritage-là. Pour lui, le rap est un art.
Lors de la conférence de presse pour le Super Bowl, le 6 février, il a rappelé que ce qui lui importait c’était de faire du rap, raconter des histoires, et faire réfléchir en même temps. Sa définition est très importante. Pour lui, c’est l’essence même du rap, il ne veut pas en démordre. Oui, il y a un aspect de préservation culturelle.
TV5MONDE : Son voyage en Afrique du sud en 2014 a-t-il été une forme de retour aux sources spirituel et artistique ?
Ismaël Mereghetti : Oui, ce voyage l’a beaucoup marqué. Il lui a donné l’envie de ne plus forcément parler que de Compton, mais d’élargir à toute la communauté afro-américaine, de mieux comprendre sa communauté en allant piocher dans les racines qui sont évidemment marquées par l'esclavage, par tout ce qui s'est passé en Afrique. Et il l'a traduit en musique en allant vers le jazz. Ce voyage l'a transformé sur le fond et la forme.
Il est retourné en Afrique, notamment en 2024 pour un concert à Kigali, au Rwanda, fait assez rare pour un artiste américain. L’Afrique est souvent vue comme un lieu pour faire un voyage initiatique ou pour utiliser son imaginaire mais peu s’y produisent. Aussi, parce que c’est difficile en termes d’infrastructures.
Kendrick Lamar se produit au festival de Glastonbury à Worthy Farm, Somerset, en Angleterre, le dimanche 26 juin 2022.
TV5MONDE : Par sa posture, il s’inscrit aussi comme un gardien de la culture afro-américaine ?
Ismaël Mereghetti : Kendrick Lamar se sent investi d’une mission culturelle. Il y a quelque chose de très messianique chez lui. Sur le visuel de l’album Mr Morale et sur la tournée qui a suivi, il apparaît avec un bijou en forme de couronne d’épine sur la tête.
Il joue avec cette image de Messie de sa communauté, Messie de la culture. Il fait également très souvent référence au rappeur Tupac, un des artistes qui a le plus porté le lien entre communauté afro-américaine et esclavage, par exemple.
Cédric Richer est un réalisateur, directeur artistique français, originaire de Martinique. Il a déjà réalisé des clips pour de nombreux artistes français ou internationaux. En 2015, il réalise un clip pour Kendrick Lamar, God is Gangsta, sorti en 2016.
“La collaboration s'est faite dans un cadre absolument urgent". Le réalisateur et son collectif PANAMÆRA n’ont que très peu de temps pour préparer le script et le tournage sur lesquels ils ont quasiment carte blanche. Mais Cédric Richer garde un souvenir marquant de la méthodologie de travail de Kendrick Lamar, surtout en post-production et au montage. “Il a une manière très précise de cadrer les choses, de chercher le bon rythme, la bonne ambiance. Il voulait que l’image traduise ses tourments, ses doutes, mais aussi sa quête de vérité. C’est ce qui rend son univers visuel aussi puissant : il ne triche pas, tout est pensé pour servir le fond”.
L’image pour le rappeur n’est pas qu’un outil promotionnel, selon le réalisateur. “C’est un vrai prolongement de sa musique, de son message. Il pense en termes d'images, son message, références multiples, et son approche est hyper cinématographique.” Son sens du narratif s’exprime aussi dans son univers visuel : “Il cherche toujours à raconter une histoire, à créer une émotion forte, à infuser de la réflexion, du sous-texte, du symbolisme, des multi-références cachées. C’est pour ça que ses clips ressemblent souvent à des courts-métrages”.
God is Gangsta, issu de l'album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar
Son voyage en Afrique a également eu une influence sur son travail visuel. En 2016, il donne une performance mémorable pour les Grammy Awards. Derrière lui, une carte de l’Afrique, avec au centre, Compton, sa ville. Ce n’est pas un hasard pour Cédric Richer : “Ce n’est pas juste un effet de style. C’est une déclaration pour lui. Il y a une continuité entre l’Afrique et les quartiers afro-américains, une identité qui a survécu à travers le temps et l’oppression”.
Ce lien, Kendrick Lamar le nourrit également dans ses clips ou performances. “On le voit dans les couleurs, les tenues, l’imagerie guerrière, les références aux luttes politiques. L’Afrique ne l’a pas juste inspiré, elle l’a reconnecté à quelque chose de plus grand que lui”.
TV5MONDE : 2024 a été une année particulière pour lui. II y a eu un clash avec un autre rappeur, le Canadien Drake. Que représente-t-il dans sa carrière et lui a-t-il ouvert les portes du Super Bowl ?
Ismaël Mereghetti : C’est vrai que de l’aveu des producteurs du show du Super Bowl, après ce clash, l’aura qu’avait pris Kendrick Lamar rendait sa présence comme évidente. Cette opposition par morceaux interposés entre ces deux artistes était prévisible. D’un côté on a l’artiste qui a le plus de succès de la décennie 2010, Drake. Ça a été un rouleau compresseur, commercial et artistique pendant une grosse dizaine d'années. C'était vraiment l'artiste ultime, même hors rap. C'est colossal. De l'autre, l'artiste le plus côté, mais pas celui qui vendait le plus, Kendrick Lamar.
Le rappeur Kendrick Lamar apparaît aux MTV Video Music Awards, le 27 août 2017, à Inglewood, en Californie, à gauche, et le rappeur canadien Drake apparaît à la première de la série « Euphoria », à Los Angeles, le 4 juin 2019.
On peut le voir comme un antagonisme. Ils n'ont pas la même conception de l'art. Pour Kendrick Lamar, le premier rappeur à avoir gagné le Pulitzer, ne pas écrire est impensable. C'est un véritable écrivain. De l'autre côté, on a Drake, qui est dans une conception plus pop de la musique et qui a recours à des ghostwriters (auteurs fantômes).
Not like us de Kendrick Lamar
Ils ont fini par sortir une série de morceaux pour se répondre l’un à l’autre, avec des attaques de plus en plus personnelles. Ça a été une période de grand divertissement pour les auditeurs. Ça n'est resté d'ailleurs que de la musique. Il y a eu de très bons morceaux des deux côtés. Le titre de Kendrick Lamar, Not like us, a remporté tous les suffrages. C’est devenu un immense tube au-delà même du propos. Et c’était une victoire par KO.