
Fil d'Ariane
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Habiter Strasbourg (Nord-Est de la France) depuis des décennies n'empêche pas Richard Sancho Andreo et Boualem Ayad de connaître par cœur le plan de la ville d'Oran (Nord-Ouest de l'Algérie). Enfin... l'Oran de leur enfance, dans les années 1950. Aussi ces deux complices aux cheveux et aux barbes poivre et sel se repèrent-ils aux noms de rues “du temps des Français” et découvrent de nouveaux quartiers, construits ces dernières décennies, lorsqu'ils retournent sur place. Ils n'en présentent pas moins fièrement leur carte de la ville, au détour d'une exposition intitulée “Dialogues entre les deux rives”, qu'ils ont en bonne partie mise en œuvre.
Des deux, l'un a quitté Oran à l'âge de cinq ans avec sa famille, l'autre est parti pour suivre des études de psychologie. C'est à Strasbourg, à 800 km de la Méditerranée et à près de 2 000 km d'Oran, qu'ils se sont rencontrés. Tout d'abord dans le cadre professionnel, chacun présidant alors une association s'occupant d'insertion et de jeunesse. Puis ils sont devenus amis, tout en rencontrant d'autres natifs de la ville algérienne dans la capitale alsacienne.
Assis à une petite table encombrée de vieux journaux et de documents divers dans l'“espace de mémoire”, une sorte de cabane aménagée dans l'exposition et remplie de valises, de livres, d'un service à thé et parée de tapis, Richard Sancho Andreo raconte : “Un jour, nous avons déjeuné tous ensemble... Ou bien nous avons bu le thé, je ne sais plus... Bref, nous avons fait quelque chose ensemble et nous nous sommes dit que Jean-Marie Fawer pourrait faire un film sur quatre amis qui retournent à Oran.”
En plus du vidéaste, ils sont donc quatre, trois hommes et une femme, tous nés à la même période, à partir en Algérie faire des repérages. “Sur place, nous avons été dépassés par les événements”, rapporte Richard Sancho Andreo. De ce voyage n'est pas revenu le film préalablement envisagé, mais une malle remplie de projets, dont cette exposition sur “la construction de la mémoire à partir de l'enfance”.
Loin de ces préoccupations, Fay Lafaille monte en 2012 l'ISOClub, un club de photographie voué à dynamiser ce secteur à Oran. En 2015, il reçoit un coup de fil : un groupe de Strasbourgeois, natifs de sa ville, ont un projet en tête. Il décide de les suivre et une expostion est organisée l'année suivante en France, présentant des photographies d'Algérie.
Ce n'est que le premier temps d'un travail de longue haleine. À l'été 2017, Fay Lafaille, qui lui n'a jamais quitté sa ville même le temps de suivre des études, est à Strasbourg pour une résidence sur l'idée du départ. Il rencontre quatre femmes, “déplacées d'Oran à Strasbourg pour quatre raisons différentes.” Il écoute leurs récits, leurs rêves... Puis de retour en Algérie, cherche des détails à photographier pour imager leurs récits.
Je n'en veux pas à ces gens-là. C'était la guerre.
Parmi elles, Chantal, 66 ans. “C'est elle qui s'est le plus dévoilée. Je l'ai rencontrée quatre ou cinq fois, passant toute la journée ensemble”, expose-t-il. Elle lui raconte son enfance, son envie de devenir danseuse confrontée aux faibles moyens financiers de ses parents, puis son départ à l'âge de onze ans sans avoir pu assister aux obsèques de son frère, assassiné à 14 ans avec son cousin sur le chemin de l'école. “Je n'en veux pas à ces gens-là. C'était la guerre”, commente-t-elle.
“Tout remonte à la surface. Je me vois à l'école, dans ma petite robe quand il faisait tellement chaud... Nous ne pouvions pas aller à la plage avant 17 heures, tellement il faisait chaud...” Juive non pratiquante, devenue secrétaire mais dansant “tout le temps”, davantage adepte du baeckeoffe, sorte de potée alsacienne, que du couscous, elle parcourt la ville le temps de la résidence de Fay Lafaille, allant entre autres photographier la synagogue.
De retour à Oran, il se tourne vers la synagogue de cette autre rive de la Méditerranée et vers le cimetière juif où est inhumé le frère de Chantal. Il photographie une petite danseuse ainsi que la main de Fatima de sa grand-mère : “Elles portent les mêmes signes bien qu'ayant des villes, des religions et des histoires différentes.” Pour Chantal aussi, cette exposition permet de “tisser des liens”.
Pour Richard Sancho Andreo, le travail mené pour cette exposition revient à “une recherche quasi anthropologique sur le rapport entre enfance, mémoire et exil : qu'est-ce qu'un enfant en exil va retenir de sa vie et de celle de ses parents ?” Il estime qu'il faut permettre à ces enfants d'“exprimer ce qu'ils ont rapporté de chez eux, cela n'étant pas forcément réel”. À l'instar de Chantal, ils rapportent aussi leurs rêves. “S'y ajoute la question de la résilience”, poursuit-il.
Deux autres photographes sont venus à Strasbourg dans le cadre des résidences croisées. L'une, Nora Zaïr, a travaillé sur des portraits et des interview de Strasbourgo-Oranais. Comme André Dahan, architecte à Oran puis à Strasbourg, ayant rencontré son épouse alors qu'il était dans l'armée, lors de la Libération de Strasbourg en 1944. Membre de l'ISOClub, elle a rallié le projet par “curiosité de comprendre. Quand Richard, Jean-Louis et les autres sont venus à Oran, leurs yeux brillaient.”
Amar Mebrouk, lui, a travaillé sur la thématique du port. Si Oran jouit d'une ouverture sur la mer, Strasbourg bénéficie du deuxième port fluvial de France. “Les deux ports ont un poids économique important pour la ville”, décrit-il. Mais “le nôtre, à Oran, est fermé au grand public”. Il s'est donc attelé à photographier des éléments d'architecture se reflétant dans l'eau et la vie du tout-un-chacun dans cette partie de la ville.
Parmi les membres du groupe original de Strasbourgeois, Jean-Louis Hess, chapeau vissé sur la tête, est lui-même photographe. “Je suis né à Oran, j'y ai passé mon enfance, d'où une certaine sensibilité à la lumière.” C'est en 1964 qu'il part, son père n'ayant plus de travail. “Depuis, je suis devenu une espèce d'Alsacien ! Je suis retourné plein de fois en Algérie. C'est mon pays natal, bien que je me sente aussi complètement alsacien.”
Pour cette exposition, il a retenu quinze clichés sur les milliers qu'il a pris là-bas. Ainsi, une femme assise dans sa chambre d'enfant, une partie de football là où s'élevait l'aumônerie où il allait... et où il courait lui aussi après le ballon. Ou encore, la cathédrale où il a fait sa communion. Elle s'est aujourd'hui mué en bibliothèque.
Un film de Jean-Marie Fawer et un atelier d'écriture destiné à “recueillir la mémoire vivante”, conduit par Geneviève Garrigues, la dernière du groupe d'amis à l'origine de ce projet, complètent l'exposition. Cela pour “s'approprier une histoire méconnue”, avance Richard Sancho Andreo. “La colonisation et la guerre, c'est un peu réducteur. Il y a aussi une part d'échange, y compris sur le pan culturel.” Un voyage culturel est envisagé pour l'an prochain. “Il ne s'agira pas d'un pèlerinage. Il est pensé pour que la mémoire de l'enfant s'apaise”, note Boualem Ayad. Chantal, qui n'est encore jamais retournée à Oran, s'interroge sur l'opportunité de faire ce voyage. Elle sait par les photographies que la ville a beaucoup évolué depuis son départ et envisage une expérience enrichissante. À moins qu'elle ne préfère garder intacts ses souvenirs d'enfance.
L'exposition a lieu à l'École nationale supérieure d'architecture de Strasbourg. Dans le cadre de ce projet, un échange d'étudiants a été organisé entre les écoles d'architecture des deux villes. Les étudiants strasbourgeois ont ainsi étudié le rapport d'Oran à la mer.
Cet action multiculturelle Oran-Strasbourg est née en 2015 et est notamment portée par une association, PasSages. Outre l'exposition, des conférences et des spectacles sont proposés le temps d'une “quinzaine oranaise” (21 novembre-10 décembre), qui prend elle-même place dans le cadre du 10e festival Strasbourg-Méditerranée (25 novembre-9 décembre).