
Fil d'Ariane
Théâtre du Lucernaire, quartier Montparnasse à Paris.
Sur la scène, Héloïse Wagner et deux musiciens. C'est la répétition générale. La première aura lieu dans quelques jours. Concentration maximum pour tout le monde.
Devant la comédienne et chanteuse, assis parmi des fantômes de spectateurs, Jean-Jacques Beineix. Son oeil-scanneur capte tout. Le réalisateur n'interrompt pas le "filage", préférant consigner ses remarques sur un petit carnet.
Héloïse commence. La première chanson rend hommage à ce quartier de Montparnasse, qui fut aussi celui de Kiki, l'héroïne du spectacle.
Elle chante :
Dans l'quartier
Y'a plus d'artistes au mètres carrés
que de banquiers qui prennent des risques
Pour leur prêter ..
(Carr'four Vavin)
Reinhardt Wagner signe la musique, Frank Thomas les paroles. Les chansons du spectacle, comme poreuses d'émotion, évoquent avec tendresse et subtilité quelques chapitres d'une vie calcinée par l'amour, l'alcool et la drogue.
Les deux artistes ont du métier : leur talent conjugué a déjà permis de prendre la route des Oscars. C'était en 2010. "Loin de Paname", extraite du film "Faubourg 36" avait été nommée Oscar de la meilleure chanson.
Aujourd'hui, le tandem récidive. Pour le meilleur... mais pas pour le rire : la vie de cette étoile filante alterne fêtes endiablées et coups du sort.
Jean Jacques Beineix, qui signe la mise en scène, relativise : "Roméo et Juliette, ce n'est pas très gai non plus.."
La répétition achevée, nous retrouvons le réalisateur. Il a la réputation d'un dogue prêt à mordre, familier des orages humains. Nous rencontrons un homme bienveillant et soucieux. On le dépeint comme un mégalo forcené : il signe ici une mise en scène épurée et efficace. "C'est une vision impressionniste de Kiki, pas du tout une vision historique et chronologique" précise-t-il.
Le bon choix, selon nous.
Au gré des 14 chansons distillées au cours du spectacle, le spectateur rentre dans l'univers de Kiki sans effraction. Et le miracle s'accomplit. Chaque spectateur devient un peu Kiki lui-même, au diapason de son émotion toujours à fleur de peau. Nous accompagnons le désarroi de cette femme simple et terriblement vivante, nous partageons ses peines et ses battements cardiaques se synchronisent aux nôtres. Et l'on se surprend à sourire quand elle est heureuse et à grelotter quand elle à froid. Voyage en Kiki ou l'émotion en communion.
Mais pourquoi donc avoir choisi Kiki de Montparnasse ? Le réalisateur s'emballe : " C'est une muse, celle d'une époque où tout est réinventé, où il y a un mouvement artistique, une lame de fond juste après la première guerre. Elle en est à la fois l'une des muses et des égéries. Kiki a inspiré Joujita, Kissling, Moigliani et aussi Man Ray, dont elle a été la maitresse. C'était l'hôtesse endiablée de nuits folles de Montparnasse, ce quartier qui fait rêver les américains. Elle a connu Hemingway, Dos Passos. Le monde entier gravitait autour de Montparnasse. Elle incarne cette folie artistique.. et amoureuse."
On sait Jean-Jacques Beineix sensible à ces trajectoires brisés de femmes exceptionnelles et comme aspirées par l'abime avec lequel elles se plaisent à flirter. Qui a oublié "Betty", l'héroïne de "37,2° le matin" qu'interprétait Béatrice Dalle ?
Il explique : "Kiki, c'est une très très belle héroïne de pièce de théâtre et certainement de film..C'était l'occasion de faire une chorégraphie d'impressions, et en quelque sorte, d'images, mais sans caméra pour une fois"
soleil, sa chaleur, c'est d'abord le café La Rotonde. Alice est recueillie un moment par le peintre Chaïm Soutine.
Au gré de ses rencontres, où sa beauté et son audace séduisent des artistes toujours plus nombreux, elle fait la connaissance de Foujita, de Modigliani et de Man Ray. Ils succombent à son charme desinhibé, cette manière un peu paillarde de les inviter au voyage du plaisir sans histoire et sans complexe. Cette femme aux yeux de chat, qui peigne ses sourcils de la couleur de ses robes, est de tous les bals, tous les dîners, toutes les fêtes hautes en couleurs qui scintillent alors à Montparnasse et dont les paillettes de lumière vont illuminer le monde.
En 1928, elle fait une apparition dans le film "Paris-Express" signé Pierre Prévert et Marcel Duhamel à la terrasse du Dôme, un café chic. Elle n'hésite pas, lors d'une publication clandestine écrite par Louis Aragon et Benjamin Perret et intitulée "1929", à apparaître faisant l'amour avec Man Ray. Scandale. Les exemplaires sont saisis. A cette époque, Paris, plus que jamais, est une fête. Somptueuse pour qui en a les moyens. Les ouvriers, nombreux, n'y goûtent pas. Cette débauche n'est pas pour eux.
Les années folles tournent la tête. On boit des piscines de champagne, on expérimente l'explosion des tabous. Kiki est toujours partante. Le sculpteur américain Calder réalise son portrait en fil métallique. Tout est permis. Elle vit ces réjouissances avec force. Elle chante, peint, tout lui réussit. Elle se laisse étourdir dans des plaisirs souvent faciles. Son corps, qu'elle déshabille sans problème, promet toutes les aventures. Ses seins, surtout, font rêver les mâles affolés. La diablesse joue du trouble qu'elle fait naître. Elle semble parfaitement heureuse et cela se voit. Elle gagne sa vie, notamment, au "Jockey ". C'est l'endroit le plus remuant. KIKI en est la vedette. Elle danse sur les tables et chante des chansons de marin. Elle est une reine. Les hommes sont ses sujets préférés.
Les artistes ? A ce moment-là, ils ne sont pas des êtres de légende. Ils produisent leurs oeuvres comme des pommiers donnent leur fruit, sans vrai souci du lendemain. Ils sont loin d'imaginer qu'un jour leur travail reposera dans des musées prestigieux ou à l'abris chez de riches collectionneurs. Ce sont des hommes sûrs de leur talent et bien décidés, au lendemain de cette première guerre mondiale qui a saigné le monde, à dévorer la vie, à jouir à n'importe quel prix.
Qu'importe le scandale pourvu qu'on ait l'ivresse.
Kiki de Montparnasse leur devient vite indispensable. Cela tombe bien. La jolie dame aime l'amour.
"Cette fois, j'ai un homme tout à moi
Je suis sérieuse comme à 15 ans
Quand j'étais vierge et qu'en dedans
J'avais un coeur prêt à l'emploi"
(Un homme tout à moi)