Théâtre : La "Kiki"de Jean-Jacques Beineix

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Beineix Kiki de Montparnasse
Le réalisateur Jean-Jacques Beineix et la comédienne Héloïse Wagner, lors d'une répétition de "Kiki de Montaparnasse", au Théâtre du Lucernaire à Paris, au mois de juillet, 1 mois avant la première
Photo : Frantz Vaillant
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On attendait un nouveau film de Jean-Jacques Beineix . Mauvaise pioche. Le  réalisateur français, auteur des oeuvres cultissimes "Diva" et "37,2° le matin" a choisi le théâtre. Il met en scène "Kiki de Montparnasse", un spectacle qui évoque en chansons la vie tumultueuse et sombre de celle qui fut la maitresse  de Man Ray, la muse  de Foujita et de Modigliani. Une réussite.

Théâtre du Lucernaire,  quartier Montparnasse à Paris.
Sur la scène, Héloïse Wagner et deux musiciens. C'est la répétition générale. La première aura lieu dans quelques jours. Concentration maximum pour tout le monde.
Devant la comédienne et chanteuse, assis parmi des fantômes de spectateurs, Jean-Jacques Beineix. Son oeil-scanneur  capte tout. Le réalisateur n'interrompt pas le "filage", préférant consigner ses remarques sur un petit carnet.

Héloïse commence. La première chanson rend  hommage  à ce quartier de Montparnasse, qui fut aussi celui de Kiki, l'héroïne du spectacle.

Elle chante   :

Dans l'quartier
Y'a plus d'artistes au mètres carrés
que de banquiers qui prennent des risques
Pour leur prêter ..


(Carr'four Vavin)

Reinhardt Wagner signe la musique, Frank Thomas les paroles. Les chansons du spectacle, comme poreuses d'émotion,  évoquent avec tendresse et subtilité  quelques  chapitres d'une vie calcinée par l'amour, l'alcool et la drogue.  
Les deux artistes ont du métier : leur talent conjugué a déjà permis de prendre la route des Oscars. C'était en  2010. "Loin de Paname", extraite du film "Faubourg 36" avait été nommée Oscar de la meilleure chanson.
Aujourd'hui, le tandem récidive. Pour le meilleur... mais pas pour le rire : la vie de cette étoile filante alterne fêtes endiablées et  coups du sort.
Jean Jacques Beineix, qui signe  la mise en scène,  relativise : "Roméo et Juliette, ce n'est pas très gai non plus.."

Une mise en scène épurée


La répétition achevée, nous retrouvons le réalisateur. Il a la réputation d'un dogue prêt à mordre, familier des orages humains. Nous rencontrons un homme  bienveillant et soucieux. On le dépeint comme un mégalo forcené : il signe ici une  mise en scène épurée et efficace. "C'est une vision impressionniste de Kiki, pas du tout une vision historique et chronologique" précise-t-il.
Le bon choix, selon nous.
Au gré des 14 chansons distillées au cours du spectacle, le spectateur rentre dans l'univers de Kiki sans effraction.  Et le miracle s'accomplit. Chaque spectateur devient un peu Kiki lui-même,  au diapason de son émotion toujours  à fleur de peau. Nous accompagnons le désarroi de cette femme simple et terriblement vivante, nous partageons ses peines et ses battements cardiaques se synchronisent aux nôtres. Et l'on se surprend à sourire quand elle est heureuse et à grelotter quand elle à froid. Voyage en Kiki ou l'émotion en communion.

Kiki de Montaparnasse
La comédienne Héloïse Wagner, bouleversante de justesse.
Photo : Frantz Vaillant

Mais pourquoi donc avoir choisi Kiki de Montparnasse ? Le réalisateur s'emballe : " C'est une muse, celle d'une époque où tout est réinventé, où il y a un mouvement artistique, une lame de fond juste après la première guerre. Elle en est à la fois l'une des muses et des égéries. Kiki  a inspiré Joujita, Kissling, Moigliani et aussi Man Ray, dont elle a été la maitresse. C'était l'hôtesse endiablée de nuits folles de Montparnasse, ce quartier qui fait rêver les américains. Elle a connu Hemingway, Dos Passos. Le monde entier gravitait autour de Montparnasse. Elle incarne cette folie artistique.. et amoureuse." 

On sait Jean-Jacques Beineix sensible à ces trajectoires brisés de femmes exceptionnelles  et comme aspirées par l'abime avec lequel elles se plaisent à  flirter.   Qui a oublié "Betty", l'héroïne de "37,2° le matin" qu'interprétait Béatrice Dalle ?
Il explique : "Kiki, c'est une très très belle héroïne de pièce de théâtre et certainement de film..C'était l'occasion  de faire une chorégraphie d'impressions, et en quelque sorte,  d'images,  mais sans caméra pour une fois"

Kiki, reine de Montparnasse

Comment ne pas être sensible à la vie de Kiki, de son vrai nom Alice Ernestine Prin ? Une odyssée  étourdissante. Quand elle débarque à Paris, en 1913, la gamine n'a que 16 ans. Elle travaille sur les chaînes d'armement et vendeuse dans une boulangerie, où elle ne reste guère. Elle  crève la faim. Son refuge, son
Kiki de Montparnasse
Kiki de Montparnasse (1901-1953), image extraite d'un film expérimental de Man Ray et Fernand Leger
(DR)

soleil, sa chaleur, c'est d'abord le café La Rotonde. Alice est recueillie un moment par le peintre Chaïm Soutine.
Au gré de ses rencontres, où  sa beauté et son audace séduisent des artistes toujours plus nombreux, elle fait la connaissance de  Foujita, de Modigliani et de Man Ray. Ils succombent à son charme desinhibé, cette manière un peu paillarde de les inviter au voyage du plaisir sans histoire et sans complexe. Cette femme aux yeux de chat, qui peigne ses sourcils de la couleur de ses robes,  est de tous les bals, tous les dîners, toutes les fêtes hautes en couleurs qui scintillent alors à Montparnasse et dont les paillettes de lumière vont illuminer le monde.
En 1928, elle fait une apparition  dans le film "Paris-Express" signé Pierre Prévert et Marcel Duhamel à la terrasse du Dôme, un café chic.  Elle n'hésite pas, lors d'une publication clandestine écrite par Louis Aragon et Benjamin Perret et intitulée "1929", à apparaître faisant l'amour avec Man Ray. Scandale.  Les exemplaires sont saisis. A cette époque, Paris, plus que jamais, est une fête. Somptueuse pour qui en a les moyens. Les ouvriers, nombreux, n'y goûtent pas. Cette débauche n'est pas pour eux.
Les années folles tournent la tête. On boit  des piscines de champagne, on expérimente l'explosion des tabous. Kiki est toujours partante.  Le sculpteur américain Calder  réalise son portrait en fil métallique. Tout est permis. Elle vit ces réjouissances  avec force.  Elle chante, peint, tout lui réussit. Elle se laisse étourdir  dans des plaisirs souvent faciles. Son corps, qu'elle déshabille sans problème, promet toutes les aventures. Ses seins, surtout,  font rêver les mâles affolés. La diablesse  joue  du trouble qu'elle fait naître. Elle semble parfaitement heureuse et cela se voit. Elle gagne sa vie, notamment,  au "Jockey ". C'est  l'endroit le plus remuant. KIKI en est la vedette. Elle danse  sur les tables et chante des chansons de marin. Elle est une reine. Les hommes sont ses sujets préférés.


Les artistes ?  A ce moment-là,  ils ne sont pas des êtres de légende. Ils produisent leurs oeuvres comme des pommiers donnent leur fruit, sans  vrai souci du lendemain. Ils sont loin d'imaginer  qu'un jour leur travail reposera dans des musées prestigieux ou à l'abris chez de riches collectionneurs. Ce sont des hommes sûrs de leur talent et bien décidés, au lendemain de cette première guerre mondiale qui a saigné le monde, à dévorer la vie,  à jouir à n'importe quel prix.
Qu'importe le scandale pourvu qu'on ait l'ivresse. 
Kiki de Montparnasse leur devient  vite indispensable. Cela tombe bien. La jolie dame aime l'amour.

"Cette fois, j'ai un homme tout à moi
Je suis sérieuse comme à 15 ans
Quand j'étais vierge et qu'en dedans
J'avais un coeur prêt à l'emploi"

(
Un homme tout à moi)

Beineix
"La particularité d d'Héloïse Wagner, c'est qu'elle chante, elle danse et  joue la comédie. Ce spectacle est l'occasion unique de réunir ses trois qualités et de faire quelque chose qu'on pourrait appeler du théâtre musical."
photo Frantz Vaillant

Y'a qu'la coco


Mais il n'y a pas que des éclats de rire et des éclats de verre, des bouches pâteuses et des gueules de bois.  En février et mars 1932, pour payer les frais d'hospitalisation de sa mère tombée dans l'alcool, Kiki se produit au Bal Musette, un cabaret berlinois où sa prestation fait un tabac. Pendant ce séjour, où le bruit des bottes nazis commence à s'imposer, sa mère décède à Paris. Kiki est dévastée.
Au printemps, elle se console dans les bras d'André Laroque, surnommé Dédé. Il est vérificateur des contributions (agent des impôts) et accordéoniste.
Pendant  la deuxième guerre mondiale, elle s'amourache d'un plombier qui  la frappe mais, dit-elle, ce violent lui fait  "divinement l'amour".
Désormais, elle partage son temps entre l'Indre-et-Loire et la Bourgogne. Elle boit plus que de raison, se drogue, devient méconnaissable.

Tomber plus bas qu'la mort
Y'a pas, Y'a pas...
Tomber plus bas qu'la mort
Y'a qu'la coco pour vous faire ça


(La coco)

Ses contrats se font rares puis disparaissent tout à fait. Elle sombre dans des gouffres de tristesse et s'abîme  dans les plaisirs toujours plus artificiels.
Au printemps 1951, elle rencontre par hasard Man Ray, son vieil et grand amour. Le photographe peine à la reconnaître tant elle est usée : obèse,  devenue semi-clocharde, elle vit de la générosité de ses anciens amis.
Kiki est morte depuis longtemps quand Alice Ernestine Prin décède en 1953, à 52 ans.
Elle repose au cimetière de Thiais, en banlieue parisienne.

Un espace intime


Beineix et le théâtre, une nouveauté ? Il se récrie "Mais le théâtre à été l'une de mes premières passions et quand j'étais jeune assistant, j'allais énormément au théâtre voir les mises en scène de Patrice Chereau, de Jean-Pierre Vincent. Je connaissais tous les acteurs !"

Et  le cinéma ? La voix baisse. "Vous savez, laisse-t-il tomber,  les entrepreneurs dans le cinéma sont assez frileux..." Mais il  ne dirait pas non à une captation du spectacle avec, pourquoi pas, une représentation sur une scène plus grande, ultérieurement. Il ajoute : "Ici c'est un petit espace,  mais il  a la particularité de rapprocher les spectateurs de la chanteuse. Et donc c'est très intime. Il se passe dans cet espace au Lucernaire des choses qui ne se passent pas ailleurs. On va voir comment  l'alchimie prendra..."
Le moment de vérité approche.
Kiki de Montaparnasse

CD : "Kiki de Montparnasse" chansons originales interprétées par Héloïse Wagner, musique de Reinhardt Wagner, paroles de Frank Thomas (Editions Milan)