Avec La Mort à Venise, La Montage magique est l'ouvrage le plus célèbre de Thomas Mann, Prix Nobel de littérature cuvée 1929.
L'histoire est celle de Hans Castorp, un jeune ingénieur qui se rend de Hambourg,
sa ville natale, à Davos-Platz, station en Suisse, pour passer trois semaines auprès de son cousin en traitement à Berghof, un sanatorium. En fait, Hans Castorp y restera 7 ans, envoûté par la vie des "gens de là-haut" qui semblent vivre hors du temps et qui forment un microcosme étonnant au sein d'une société où la mort est omniprésente. Dans cet ouvrage singulier cohabitent le fantastique, l'humour (l'évacuation des cadavres par la piste de bosbsleigh...) mais aussi la sensualité incarnée par la belle Clawdia, troublante pensionnaire venue du Caucase.
L'écrivain allemand connaît bien l'univers feutré et un peu inquiétant des sanatoriums : sa femme Katia fut patiente de l'un d'eux, à Davos précisement, en 1912 et cette fascination lucide pour la mort, Thomas Mann, loin de la nier, la revendique plutôt. L'année précédant la sortie de l'ouvrage, en 1923, lors d'une conférence, il déclare : " L'intérêt pour la mort et la maladie n'est qu'une forme d'expression de l'intérêt pour la vie. Montrer l'expérience de la mort est finalement une expérience de la vie, qu'elle conduit à l'homme, pourrait faire l'objet d'un roman de formation."
En 1939, Thomas Mann définissait son roman comme un " document de l’état d’esprit et de la problématique spirituelle de l’Europe dans le premier quart du XXe siècle ".
Claire de Oliveira signe aujourd'hui une nouvelle traduction. Elle aura nécessité cinq ans de travail. Son premier traducteur, Maurice Betz, avait mis un an pour accomplir la tâche. C'était en 1931.
Subtilités retrouvées, humour, on peut aujourd'hui évoquer un travail de restauration littéraire au sujet de cet ouvrage majeur du siècle passé.
Entretien avec Claire de Oliveira.
Le travail que vous avez accompli s'est appuyé sur le manuscrit original et sur la traduction française de 1931 ?
Pour travailler, j'ai seulement utilisé le texte original pour ne pas subir d'influences négatives. Il va de soi qu'après avoir terminé une traduction, on peut aussi regarder ce qu'a fait le prédécesseur pour voir quelles sont les caractéristiques de la traduction. Quand on m'a confié ce travail on m'a dit : "Ne faites surtout pas comme Maurice Beitz en 1931 !" (rires) Il fallait que j'en prenne connaissance mais je l'ai fait après ma traduction.
Ce premier traducteur avait pris un an pour faire son travail. Vous, vous en avez eu besoin de cinq. Votre prédécesseur a-t-il travaillé de manière précipitée ? Et quand vous avez consulté son travail, celui-ci souffrait-il d'erreurs ou d'inexactitudes ?
Oui, il a travaillé de manière précipitée. Sa traduction a été faite après le Nobel de Thomas Mann, en 1929. Il avait juste un an pour traduire. C'est extrêmement peu : le roman fait presque mille pages ! Tout nécessite énormément de recherches parce que c'est presque comme une encyclopédie. A l'époque il n'y a pas Internet et on est obligé d'aller faire des recherches dans des bibliothèques spécialisées ! Il n'a pas eu le temps de faire ces choses-là. Il va donc très vite, au point de confondre certains termes. Par exemple, Thomas Mann écrit que le port de Hambourg "sent le goudron" ("teer" en Allemand) et Maurice Beitz va tellement vite qu'il lit "le thé". Il dit que le port sentait le thé ! Et il y a plein de choses comme cela...
Est-ce que Thomas Mann n'avait pas un droit de regard ou une simple curiosité sur les traductions de son oeuvre ?
Effectivement, mais il avait un français assez approximatif (on s'en aperçoit quand on lit les dialogues écrits directement en français dans La Montagne magique).
Ainsi, j'ai dû faire des notes pour expliquer certains barbarismes comme "enchantante", "bouchement" etc. Il avait à la fois des connaissances formidables car il arrivait à lire des poètes comme Maeterlinck mais, en même temps, sa maîtrise était assez moyenne. Enfin, disons-le, il était extrêmement indulgent et charmant avec ses traducteurs. Quand un traducteur faisait des inexactitudes, il disait : "Mais cela ne fait rien, c'est très très joli ce que vous avez mis, j'adore ça !" (Rires) Son premier traducteur français, Felix Bertaux, est un ami et un ami qui l'aide à se faire connaître en France, donc il est évidemment favorable à son travail, qui est pourtant assez inexact.
Même chose vis à vis de Maurice Beitz, qui est un grand germaniste et qui a rendu beaucoup de services, et Louise Servicen, qui est une traductrice extrêmement sérieuse, beaucoup plus que ses deux prédécesseurs. Elle a traduit surtout les romans ultérieurs et il a fait preuve de beaucoup de compréhension.
Tout de même, si des expressions étaient mal traduites, si des jeux de mots étaient oubliés, est ce que, au final, il n'y a pas le risque d'une déformation générale pouvant occulter la force de l'oeuvre originale ?
Tout à fait ! C'est un problème majeur. Et là, je ne comprends pas que Thomas Mann n'ait pas réagi parce qu'il y a environ trente jeux de mots dans La Montagne magique, qui sont des jeux de mots, à la fois humoristiques, quelques calembours, et des jeux de mots philosophiques. Et aucun n'a été rendu par Maurice Beitz ! Maintenant, il est vrai que c'est extrêmement dur de le faire entre l'allemand et le français. Ce n'est pas comme entre l'italien et le français.
Thomas Mann avait une passion pour la musique. Est ce que vous avez eu le sentiment de retrouver une certaine musicalité à l'issu de votre travail ?
Oui, j'ai essayé. Il y a une sorte de congruence, de conjonction de la pensée et de la musique chez Thomas Mann. C'est quelque chose d'assez unique dans la littérature allemande et cela donne lieu à des phrases d'esthètes (on sait qu'il adorait Wagner) et elles sont étonnantes, elles sont déviantes par rapport à l'usage normé. Même pour le lecteur allemand. Elles sont extrêmement surprenantes par la richesse de leur invention lexicale, par des échos cadencés, par des sonorités verbales qui sont mordernes parce quelle sont souvent dissonantes. Pour les transposer, il faut une certaine adaptabilité et j'avoue que je me suis plongé dans l'univers culturel de mon auteur en écoutant les musiques qu'il aimait. Cela va de Debussy à Bizet en passant par Wagner pour essayer de chiper son geste sur le plan du rythme. C'est une oeuvre novatrice en rupture esthétique avec son époque.
Maupassant considérait Schopenhauer comme "le plus grand saccageur de rêves ayant jamais existé", peut-on dire la même chose de Thomas Mann ?
Tout dépend. Pour le jeune Thomas Mann, Schopenhauer est un maître à penser et son esthétique de la négativité se ressent beaucoup sur ses premières nouvelles. Et j'inclus là-dedans La mort à Venise. Mais La Montagne magique, c'est la prise de conscience du caractère positif de notre existence, de donner à la mort sa juste place dans notre "être là" ( "da zu sein" comme disent les allemand). Il repense complètement ses conceptions politiques et sa vision de la mort. Et cela, c'est le refus de Schopenhauer, parce que c'est le passage à l'humanisme.
Thomas Mann a-t-il toute la place qu'il mérite en France ?
Non. J'espère modifier un peu la perception de Thomas Mann grâce à cette retraduction. C'est le but d'une retraduction : rendre accessible le texte à un nouveau public (j'espère que les jeunes vont se mettre à le lire) et c'est aussi modifier la perception. Je veux montrer ce que Thomas Mann a de drôle en traduisant les jeux de mots, je veux montrer ce qu'il a aussi de charnel et de sexuel parce que dans la précédente traduction il y avait des édulcorations, des allusions sexuelles et quelquefois elles sont vraiment très directes. A l'époque, on croyait que le public français était incapable de supporter ce qui était d'un registre ordurier et sur le plan sexuel, ce qui était trop érotique. Et donc, on édulcorait par principe. A l'époque, il y a une attitude du traducteur qui se croit le gardien de la bienséance !
La Montagne magique
Edition Fayard
EAN : 9782213662206
EAN numérique : 9782213703848