Le béton gris du Palais de Tokyo est une mer sans vagues. Cinq bateaux colorés aux noms évocateurs, tels que
Camaret, sont immobiles. Des sculptures à part entière. Difficile d’imaginer que ce calme est sur le point d’être brutalement rompu par des ouvriers vêtus de noir de la tête aux pieds. Équipés de masses, à peine le top départ donné, ils grimpent à l'abordage de ces petits navires.
A un rythme effréné, ils tapent. La coque commence à voler en éclats. Surpris, le public est prié de se tenir à distance. Mais la fascination pour ce spectacle de destruction est telle que les spectateurs se rapprochent à nouveau, à petits pas. « Peut-on les rejoindre ? » peut-on entendre ici et là.
Dans la foule se tient
Héctor Zamora. L’artiste mexicain observe, puis esquisse un sourire satisfait. T-shirt noir, jean, un sac en bandoulière… La simplicité du plasticien contraste avec la complexité d’
Ordre et progrès, du nom de son oeuvre
: « C’est une action violente, une pièce de théâtre et un franc coup de gueule contre tout ce qui ne tourne pas rond dans ce monde. Ces bateaux représentent la pêche artisanale qui est peu à peu abandonnée au profit de la pêche industrielle avec les conséquences néfastes que l’on connaît ».
« Ce sont des humains comme eux qui brisent les rêves des migrants »
Si cette performance avait déjà été réalisée en 2012 à Lima, Pérou, celle-ci prend aujourd’hui tout son sens : «
Ces bateaux qui se brisent représentent les rêves brisés des migrants qui fuient les guerres et qui viennent chercher en en Europe un avenir plus radieux. Ce sont des humains comme eux qui viennent détruire leurs espoirs ». L’artiste de 42 ans a vécu dix ans au Brésil avant de s’installer tout récemment au Portugal. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle il a choisi la devise du pays sud-américain
Ordem e progresso. Celle-ci est tirée des
Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte (1830) :
« L’amour pour principe, l’ordre pour base et le progrès pour but ».
« Mon installation fait un lien avec cette théorie où l’on affirme que le progrès est la résultante logique de l’ordre. Je pense qu’il faudrait sincèrement se demander si on doit continuer à suivre ces préceptes. Il faudrait également s’interroger sur la notion de progrès tel qu'on le conçoit aujourd'hui, qui ne vaut que pour une poignée de gens », explique-t-il en fixant ces
« épaves de l’industrialisation ».
Des Belges et des briques
Le Mexicain n’est pas à son premier happening socio-politique. En 2008, avec
Chaque Belge est né avec une brique dans le ventre, il s’est rendu, avec des habitants de Genk, dans une décharge située dans la banlieue de cette ville flamande. Les artistes improvisés ont été invités à créer des graffiti et des sculptures avec les briques abandonnées sur le site. Une façon de se réapproprier cet espace périphérique.
Avec
Atopic Delirium (2009), il a cherché à éveiller la conscience des habitants de la capitale colombienne. Il a accroché des kilos et des kilos de banane plantain, ingrédient clé du régime colombien, aux fenêtres de deux immeubles se faisant face. Peu à peu, les bananes mûrissaient au même temps qu'elles donnaient une nouvelle couleur au paysage urbain. Ainsi, il a forcé les habitants à se souvenir d'
un massacre qui a eu lieu dans une plantation de bananiers en 1928. Des militaires avaient ouvert le feu contre des travailleurs grévistes d'une multinationale américaine. Une fois mûres, les bananes ont été mangées. C’est cette prise de position contre les injustices que l’on retrouve dans
Ordre et progrès.
Perte de contrôle
« La dimension socio-politique, fondamentale dans la pratique d’Héctor Zamora, est ici doublée d’une forte dimension plastique et architecturale : à partir du moment où les bateaux sont installés, l’artiste est en quelque sorte confronté à une perte de contrôle. Le démantèlement systématique de ces bateaux ne lui permet pas d’anticiper la manière dont l’espace se modifie, de quelle façon il est perçu ou utilisé », ajoute la commissaire de l’exposition Vittoria Matarrese.
C’est effectivement une perte de contrôle, car dès le vernissage - qui a eu lieu deux jours avant l’ouverture officielle de l’exposition - les bateaux commençaient à partir en lambeaux sous les coups des très enthousiastes démolisseurs. En sachant que l’installation est programmée jusqu’au 14 mai, il y a fort à parier que les navires ne tiendront pas bien longtemps.
« Ce n’est pas grave, rétorque l’artiste,
l’important c’est que mon message soit audible. Il faut qu’on se réveille, que le Brésil se réveille, que le Mexique - por favor
- se réveille, que l’Europe se réveille !»