Fil d'Ariane
Lorsqu’on aborde un roman ayant en toile de fond les grands épisodes qui, en Occident, ont marqué le 19ème siècle et le début du 20ème, on est en droit de se poser la question : y a-t-il des limites dans l’art de mitonner l’histoire ? La réponse est « résolument non ». En tout cas quand on a, au bout de la lorgnette, et de la grande cuillère plongée dans la marmite, un homme du talent de Patrick Imhaus, alias Marc Bressant.
On imagine bien ce septuagénaire vif et élégant, qui arpente aujourd’hui les rues de Paris et les plages de la Normandie sur son vélo, enfoui sous la couette de son enfance et dévorant Alexandre Dumas, Victor Hugo ou Walter Scott. Les yeux déjà brillants du goût d’apprendre.
Sauf que, depuis, le fin limier a peaufiné son profil de grand professionnel sur le terrain de la diplomatie au service de la France, de la Francophonie et de l’audiovisuel extérieur. Mêlant culture, politique et curiosité scientifique, à sa bienveillante propension à la « dissection » de l’âme humaine. Et à sa propension à fouiner du côté de ses racines familiales, dont certaines se situent précisément du côté d’Aix-la-Chapelle.
Le comble de la jouissance pour le lecteur d’un roman historique est d’être mis en face d’un fait réel, mais totalement méconnu, sauf de quelques hurluberlus qui ratissent les bibliothèques ou qui ont eu l’idée saugrenue de naître dans les 4 kilomètres carrés qui sont à l’origine de la présente intrigue (1).
Avec « Un si petit territoire », le bonheur est dans - et sous - le pré !
Imaginez une tâche blanche sur une carte d’état-major. Nous sommes au lendemain du Congrès de Vienne qui a redessiné les frontières, attribué la rive gauche du Rhin à la Prusse, constitué un grand Royaume des Pays-Bas, le tout pour contenir la France après 15 ans de velléités expansionnistes. Un trait suffirait à corriger la négligence. A ceci près que le village de Moresnet, très exactement au carrefour des trois pays, recèle les principaux gisements de zinc de toute l’Europe.
Plutôt que de faire à nouveau chauffer les canons, deux fringants jeunes officiers nés sous la plume de notre romancier, Dietrich le Prussien, et Alfred, le Néerlandais, promus négociateurs, vont proposer à leurs souverains respectifs de faire du lieu … un territoire neutre. Un compromis rapidement officialisé grâce au Traité d’Aix la Chapelle en juillet 1816.
C’est ainsi que s’ouvre « Un si petit territoire ».
Marc Bressant s’engouffre dans une vraie cavalcade romanesque, faisant germer, au fil de son inspiration, les ingrédients d’un récit savoureux et brillant, pimenté de dialogues, de messages épistolaires tels qu’il s’en échangeait tant au gré des diligences, et d’évocations porteuses des réalités du temps et des lieux. Il prend soin, par petites touches, de mettre ainsi en situation une foule de personnages, empruntés à l’histoire ou créés de toutes pièces, parfaitement plausibles et porteurs de sens. Mêlant ici sa fine érudition, son sens de l’épopée, son humour, et sa volonté non dissimulée, dans l’actualité du moment en France, d’asseoir les bases de ce qui fait de l’Europe une réussite certes perfectible, mais un bien éminemment précieux
Lorsqu’il s’était retrouvé en Algérie pendant la guerre d’indépendance, notre diplomate romancier aurait rêvé d’enclencher un de ces coups de génie politique qui aurait pu éviter bien des pertes humaines (2). Le roman auquel il vient de consacrer une dizaine de mois d’écriture acharnée est un magnifique prétexte pour en explorer toutes les facettes.
Voilà donc pour les premiers bourgeons qui percent l’humus de ce roman et nous transportent, au final, jusqu’aux rives de la Première Guerre mondiale, soit cinq ans avant que Moresnet soit rattaché à la Belgique par le Traité de Versailles, et puisse couler des jours paisibles, la terre tout juste cicatrisée de son exploitation minière.
Mais n’allez pas imaginer, chers lecteurs et chères lectrices, que tous les épisodes de cette grandiose saga vont vous être dévoilés dans ce misérable article. Une fois lancés dans la lecture d’ « Un si petit territoire », vous nous en voudriez d’en avoir défloré les trouvailles, les rebondissements, la langue superbe de son « géniteur ». Vous seriez furieux que nous vous empêchions de débouler, dans une totale virginité, devant les paysages magnifiques qui font, toujours aujourd’hui, la fierté des habitants de l’Euregio Meuse-Rhin ; de partager, au détour d’une visite courtoise, les émois amoureux d’un couple improbable enivré par l’odeur d’un fruitier au cœur des caves d’un manoir ; de chantonner à la suite d’une jeune fille bien née, passionnée par la partition du « Mondo de la Luna » et de « Rinalda » ; de relire le « Werther » de Goethe à la suite d’un des héros, et de valser à trois temps au bras d’ un officier ; de feuilleter un ouvrage obtenu sous le manteau en partageant un Burlington hors d’âge avec un anarchiste napolitain ou un fouriériste marseillais ; de vous en aller à la rencontre de l’homme d’affaires liégeois auquel Napoléon avait concédé l’exploitation du zinc de Moresnet; ou encore d’écouter le docteur Gérard Miremont (inspiré à l’auteur, par une personnalité du temps bien réelle) parler de ses études médicales parfaites à Edimbourg dont l’université était la seule, à l’époque, à s’être débarrassée de la scolastique ; et, enfin, de méditer après avoir croisé la féministe autrichienne, amie de Nobel, Bertha von Suttner, qui rejoint dans ce récit quelques femmes nées de l’imagination de l’auteur, toutes éminemment attachantes, libres, émancipées.
C’est que nous avons affaire à un roman foisonnant d’intelligence, qui a l’art de maintenir en haleine celui ou celle qui aime enfiler des chapitres courts et savoureux, et qui s’amuse à rebondir, comme d’île en île, sur un chapelet de titres concrets que n’aurait pas reniés Jules Verne quand il plongeait sa plume pour explorer toutes les cavités des aventures les plus folles.
Mais vous voulez encore quelques pièces dentelées du puzzle, pour vous convaincre de vous inscrire dans les traces des arpenteurs de notre passionnante Europe, à la suite de l’auteur de « Un si petit territoire » …
Les amateurs-trices de grande histoire, féru-e-s de monarchies et de républiques et enclin-e-s au questionnement sur les germes qui mènent à la guerre ou à la paix, pourront aussi s’inscrire dans les pas de Napoléon, descendant dans la crypte de Charlemagne comme l’avait fait le petit citoyen corse à la veille de son sacre.
Ils et elles seront rejoint-e-s par les adeptes de botanique, trop content-e-s d’observer les incursions de deux adolescents doués pour l’accomplissement d’astucieuses scélératesses dans les potagers, ou celles de chercheurs passés maîtres dans l’art de cultiver les bambous.
On aimera réviser, en solitaire, sa géographie en parcourant tous les chemins qui relient Paris à Berlin, La Haye, Aix-la Chapelle, Bruxelles, Liège, Londres, Eupen, Moscou… ou encore une île improbable du côté du Pacifique qui, pour se protéger des invasions, se met sous la tutelle de Moresnet, petit laboratoire de la neutralité et de la paix.
Au fil de l’intrigue, on ira, tel un chaton, gratter du côté de la géopolitique européenne des origines, bâtie - comme on sait - sous le signe de l’acier et du charbon, en réalisant toute l’importance de l’extraction du zinc pour le Paris haussmannien, ses toits et ses gouttières.
On se sentira solidaire des grévistes, forçats des mines, et critiques face aux patrons cyniques, pressés d’exploiter les précieux filons sans se soucier de sécurité, mais soucieux de donner d’eux une image paternaliste et compassionnelle.
On s’amusera de l’art consommé de certains personnages à passer d’une langue à l’autres dans cette Europe des échanges, en maniant au passage un français souvent élégant car encore considéré comme la langue de la diplomatie. Et on prendra toute la mesure de la croisade utopiste menée à l’époque par les adeptes de l’esperanto, qui faillirent faire de Moresnet leur capitale.
On réfléchira, au fil des disparitions des personnages, au sens qu’ils auront porté à la transmission, au bilan, voire au choix d’une mort dans la dignité et la lucidité.
On sourira à suivre les transformations successives - et parlantes ! - de l’ « Auberge des Trois Rois », fleuron de l’accueil villageois, rebaptisée « Auberge du Printemps des peuples » pour accueillir les émissaires et exilés des révolutions surgies en Autriche, en Hongrie, en Italie, avant de se contenter d’être l’ « Auberge du Printemps »….
Et on ne boudera pas son plaisir à entrevoir de délicieux moments d’intimité et d’érotisme ludique entre adultes consentants, dans un siècle dominé par les bruits, les fureurs et les espoirs nés des guerres et des révolutions.
Au sortir de la chevauchée romanesque que propose « Un petit territoire », chacun ou chacune pourra continuer à rêver, tant le récit ouvre sur des horizons et des cieux attachants. A moins d’être plutôt enclin-e-s à la réflexion et à l’action. Où il sera question de la neutralité en politique. Où on songera aux meilleures façons de contribuer aux vertus de la démocratie. Où l’on étudiera si la renégociation de frontières et l’exploitation des matières premières est la source de grands malheurs ou de solutions durables. Où l’on soupèsera les grandeurs et servitudes des barrières douanières au regard des économies…
Car rien de tel qu’un bon roman, parmi d’autres lectures, pour se mettre en selle à l'heure d'élections majeures.