Penser la détention, la donner à entendre. Mieux, la donner à ressentir au travers de témoignages. Ceux des Longues peines, ces prisonniers enfermés 15, 20, 30 ans ou plus. A vous, à moi. A tous ceux pour qui la prison est à la fois la punition et le lieu de la punition. Comment un individu, même coupable, y vit, y survit. Face à lui-même, à l’incompréhension des proches, face au grand vide des quartiers de haute sécurité.
Didier Ruiz a donné la parole à quatre détenus et à la compagne de l’un d’eux. La plus longue peine : André, 35 années de prison. Annette, la femme de Louis : 8 ans de parloir. De ces récits croisés, on ne sort pas indemne. On sort même différent.
André avec Didier Ruiz (extrait d'un projet en cours de Stéphane Mercurio, à partir du travail de Didier Ruiz pour le spectacle UNE LONGUE PEINE.)
Louis, André, Alain et les autres
«
J’étais depuis plus de 6 ans dans une cellule d’isolement, au rez-de-chaussée du bâtiment G des prisons de Lyon. Un endroit qu’on appelle le sous-marin. »
Il est debout, un peu trapu, les bras le long du corps. Sa parole est nette, réfléchie. Louis Perego, 66 ans, dont 18 de prison. Il est l’un des quatre interprètes choisis par Didier Ruiz. Les autres : André le lyonnais, 72 ans, 35 ans de prison. Alain le marseillais 45 ans, 14 années de prison. Joël le parisien, 63 ans, 40 années de prison. Phénoménal, le parcours de Joël. Il est passé par 27 établissements sur les 191 que compte la France. Son énumération laisse pantois. 27 prisons, un tour operator de la taule.
Seule femme parmi eux, Annette, compagne de Louis et mère de ses enfants. Durant ses années de détention, elle ne l’a pas lâché. Comme beaucoup de compagnes de prisonniers, elle est passée de l’incompréhension à la colère, puis à la douleur. Un jour, elle a redressé la tête, lui avec elle. De leurs épreuves, ils ont tiré deux livres et des chansons. Lui écrit, elle chante. Tous deux vivent maintenant dans la Loire, dans un petit village qui ignore leur passé. Louis :
« J’étais réticent à participer à ce projet. Je ne me voyais pas sur un plateau de théâtre. Je me sentais un peu cucul. Et puis moi, la réinsertion j’y crois à condition d’être discret ».
Cinq raconteurs d’eux-mêmes, debout sur une scène vide. Droits. Légèrement décalés. Quand l’un a fini, un autre prend la parole.Alain, extrait : « Quand mon fils de 15 ans est mort, ils m’ont refusé le droit d’assister à son enterrement.... 9 mois après, j’ai pu aller me recueillir sur sa tombe, accompagné de dix gendarmes ; le cimetière avait été vidé pour que je ne croise personne. Je lui avais fait un cadre en cellule mais j’étais tellement entravé que je n’ai pu le poser sur sa tombe. C’est un gendarme qui l’a déposé... » Aucun pathos. Nulle demande de compassion. Juste des témoignages. Un récit sobre structuré par thèmes. L’enfance, la famille, l’amour, l’affection pour ses enfants, pour ses parents. Et ce qu’il en reste après le passage d’un temps que la détention dilate. Ces individus qui racontent des vies amputées par des années de privation de liberté ne cherchent pas la complicité du spectateur. A peine sait-on que l’un est tombé pour braquage. Les autres, on ne sait. Et rapidement, cela n’a plus d’importance. Ces humains nous parlent à hauteur d’homme. Pas à hauteur de moralistes. Ils disent le manque des êtres chers, la misère affective, sexuelle, sanitaire. La difficulté à s’imaginer un avenir, eux qui n’ont pas de présent et un passé qui souvent pèse des tonnes.
Théâtre politique, théâtre des origines
L'odeur du souvenir selon Alain (extrait d'un projet en cours de Stéphane Mercurio, à partir du travail de Didier Ruiz pour le spectacle UNE LONGUE PEINE.)
Didier Ruiz a percuté la thématique des longues peines par le biais d’une de ses collaboratrices, laquelle connaissait bien Bernard Bolze fondateur en 1990 de l’OIP, l’Observatoire international des prisons. Une révélation. Didier Ruiz :
« Jusqu’au jour où j’ai travaillé avec eux, je devais vivre dans un brouillard très épais. Je n’étais pas conscient de ce que représentaient ces gens qui avaient disparu ». Son truc à lui, c’est le théâtre documentaire. Cet homme-là est un accoucheur. Un as de la maïeutique appliquée à la scène. De ces pans de vie dont les détenteurs méconnaissent la valeur, il fait œuvre de théâtre. Après
Dale Recuerdos, travail sur la mémoire avec des personnes âgées, après les lycéens de
13 comme possible, voici les vieux détenus. Toujours des non-professionnels, toujours autour la transmission avec un procédé que le metteur en scène nomme la "Parole accompagnée". Didier Ruiz :
« Elle débouche sur une création théâtrale partagée puisque celui qui est sur le plateau est son propre auteur. Elle met en avant la réappropriation du langage, élément-clé de la construction personnelle et de l’insertion sociale, culturelle et professionnelle ».Donc un théâtre revendiqué comme politique, citoyen. A ce theatron grec qui signifie regarder, Didier Ruiz ajoute l’akouo, l’entendre. Ces Longues peines qui se racontent, non seulement on les entend mais on les écoute, avec de très grandes oreilles qui touchent à nos consciences. Aussi, bien sûr, à notre sensibilité mais surtout à notre humanité. On peut rentrer dans la salle des Métallos plein de ses certitudes sur la juste punition qu’est l’enfermement, sur sa nécessité sociale et en ressortir deux heures après dépouillé des dites certitudes mais riche d’un nouveau savoir. Ces individus que l’on emprisonne sont nos semblables. La prison n’a ni guéri leurs fautes ni pour la plupart ne les a réparées. Emprisonner vs réinsérer ?
Louis avec Didier Ruiz (extrait d'un projet en cours de Stéphane Mercurio, à partir du travail de Didier Ruiz pour le spectacle UNE LONGUE PEINE.)
Il y a deux ans Bernard Bolze, Lyonnais d’origine, publiait un livre retraçant des siècles d’histoire pénitentiaire «
Prisons de Lyon, une histoire manifeste ». A cette occasion, il avait accordé un entretien à
Rue89. Son analyse est sans appel. «
Le Contrôleur des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, parle "d’industrialisation de la détention".
On sait tout ! Les politiques savent, mais on continue à faire perdurer, malgré des avancées incontestables, la déshumanisation, la rationalisation, le coût moindre, au détriment de la personne. Donc ne nous étonnons pas d’être dans l’échec total ! »
En 2013 toujours, l’INSEE, l’Institut national de la Statistique, sortait un bilan édifiant de la récidive en France sur une période de 7 ans. Entre 2004 et 2011, le taux de récidive a atteint 38%. 59% chez les condamnés ayant des antécédents judiciaires.
Joël l’un des quatre interprètes d’Une longue peine ne dit pas autre chose, lui qui avoue que la tentation de la récidive vient encore parfois chatouiller.
« La prison m’a détruit, même si je suis resté debout. C’est pas la peine d’en faire autant, ça ne sert à rien ».