Un essai décape à l'acide toutes les idées reçues sur l'un des plus grands génies du 19ème siècle. "Le capital Van Gogh" (Acte Sud) réhabilite un peintre hors norme doté d'un solide instinct d'entrepreneur. Provocation ? Pas du tout. L'auteur, Wouter van der Veen, est un éminent spécialiste du peintre hollandais. Brillant.
"Le mythe de Van Gogh-le-miséreux,à qui une société égoïste aurait refusé tout droit à la gloire, participe à nourrir les fantasmes d'un nombre impossible à déterminer d'égarés. Pourtant, c'est un parfait mirage historique. Ce peintre exceptionnel n'était pas misérable. C'était un rebelle privilégié, érudit, travailleur, issu d'une famille bourgeoise, qui savait
exactement ce qu'il faisait. Qui était parfaitement conscient de constituer, avec ses tableaux et ses dessins,un capital qui prendrait de la valeur au fil du temps."Le ton est donné.
Ce livre gifle les idées reçues.
Son auteur Wouter van der Veen, n'en est pas à son premier coup de maître.
Après sept ouvrages de référence sur le peintre hollandais (dont l'incontournable
Van Gogh à Auvers publié en 2009 en collaboration avec
Peter Knapp), ce Docteur en Lettres, Maître de Conférences, secrétaire général et directeur scientifique de l
'Institut Van-Gogh, a fait provision de dynamite. Pour mieux pulvériser les clichés, innombrables et tenaces, qui continuent d'encombrer le génie hollandais.
Au fil des pages, on perçoit chez lui une formidable jubilation. Quel plaisir de contrarier le confort intellectuel !
Il y a du Montherlant chez cet auteur pas commes les autres. D'un mot, d'une expression, il dégonfle les baudruches intellectuelles de notre époque et fustige cette gigantesque mystification qu'est parfois l'art contemporain. Il raille cette posture méprisante des pseudo spécialistes, souvent des charlatans abscons. Selon lui, ils entretiennent de manière interressée et à grands frais cette machine culturelle capable de produire du vide jusqu'au vertige.
Mais sa tendresse va d'abord vers son sujet : "
Vincent et Theo firent choix selon ces critères oubliés et décriés que l'on appelle l'excellence, l'érudition, la
cohérence, le talent, la capacité de travail et la maîtrise de son sujet". Pour affirmer cela, Wouter van der Veen s'appuie sur les échanges épistolaires de Vincent avec son frère. L'auteur connaît parfaitement les 928 lettres échangées. De ce matériau précieux et toujours poreux d'émotion, il en a tiré des évidences aussi dérangeantes qu'indiscutables.
Le parcours de Vincent Van Gogh est examiné avec lucidité. Ses motivations sont révélées. Disons-le, elles contrarient tout ce que l'on croyait savoir.
"
Van Gogh était un privilégié, obsédé par l'argent et par la réussite. Plus surprenant, c'était un génie du placement financier" écrit-il sans trembler. De fait, au fil des pages, le peintre nous apparait avec une figure nouvelle, tel un visage insoupçonné dégagé d'un bloc de marbre.
Alors, quoi de neuf chez Vincent ?
Vincent Van Gogh, usine à chefs d'oeuvre
Vincent Van Gogh n'est pas venu au monde, comme il est souvent écrit, dans un
petit village en 1853. Il a vu le jour à Groot Zundert, un bourg important et au sein d'une famille bourgeoise calviniste. Il n'a jamais été marchand d'art mais employé, dès l'âge de 16 ans, chez
Goupil et Cie à La Haye, négociant en art, éditeurs de reproductions de tableaux et de sculpture. Ainsi, "
Vincent put affiner, sept ans durant, ses connaissances et ses préférences au contact de milliers d'oeuvres. (...) Il assistait, impuissant, à des ventes faramineuses de croutes
innommables à des ignorants. Et voyait de petites reproductions qu'il jugeait de grande valeur reléguées en fond de boutique". Une excellente école, donc, pour savoir où se situe le goût du public afin de ne pas abonder dans son sens.
Fils de pasteur,
Van Gogh endossera -sans succès- les habits d'un prédicateur avant de se lancer, de toute sa force physique, son audace et son génie, au prix de mille tourments, dans la production de tableaux. Une usine à chefs d'oeuvres : 870 tableaux, plus de mille dessins ! Tout cela au prix d'un travail harassant mais aucunement désespéré, n'en déplaise aux légendes bien ancrées depuis sa disparition, le 29 juillet 1890.
Cette vertigineuse production défie l'entendement. Il a pu la réaliser grâce à son frère Théo, souvent présenté comme un mécène soufretteux et régulièrement affligé par le comportement imprévisible de son frère. Erreur.
Une fois encore, Wouter van der Neen javélise les idées reçues. Il écrit : "
En réalité, Theo n'était pas plus désintéressé que Vincent était pauvre. (...)Théo et Vincent ne font pas affaire ensemble parce qu'ils sont frères et amis. Ils font affaire ensemble parce qu'ils y voient tous les deux intérêts : Vincent pouvait construire son oeuvre en prenant le temps nécessaire, et Theo pouvait s'affirmer à travers son frère à travers son frère dans le réseau qu'ils tissèrent ensemble dans le milieu avant-gardiste qu'ils fréqentaient. (...) C'est une relation contractuelle, assortie d'obligations respectives et motivée par des intérêts communs".
Avec Theo Van Gogh, soutien interressé
Et de rappeler que Vincent, dépensier en diable, travaillait avec le meilleur matériel de l'époque (toiles couleurs, etc.) et ne se privait de rien : nourriture de qualité, vins fins, visite aux bordels...
"Vincent avait les poches percées. (...) Il aurait eu des problèmes d'argent même si Theo lui avait envoyé le double, le triple ou le quintuple". En 1886, Vincent lui coûte environ 1500 francs par an, soit 20 % de ses revenus. L'effort financier, certes conséquent, ne fragilisait pas pour autant son train de vie. C'était encore et toujours un investissement.
Vincent" créait de la valeur".
Cela seul importait.
Mais, tout de même, sa "folie", si chère aux profanes ? Qu'en est-il ? Wouter van der Veen évoque une sensibilité exarcerbée et la démesure des efforts mentaux et physiques fournis pour bâtir son oeuvre. Ses crises à répétition, cette tendance suicidaire qui l'étreint parfois sont autant de signaux d'alertes. Mais RIEN ne doit arrêter sa production. Elle est en lui. Il faut qu'elle sorte. Sa santé, qu'il sait délicate, est "son capital" comme il aime à le répéter à nous nouveau logeur, l'aubergiste Ravoux.
Dans sa petite chambre de 7 m2 à Auvers sur Oise, ce village qu'il trouve "gravement beau", il s'y trouve bien. Les lettres à son frère l'attestent. Il produira à Auvers 80 toiles en moins de 70 jours. Quand on sait les chefs d'oeuvre dans la dernière ligne droite de sa vie, on ne peut que vaciller d'admiration et rester sans voix.
Vincent Van Gogh, une mort commerciale ?
Sa mort, à jamais, reste un mystère et l'auteur de l'essai admet humblement que le point d'interrogation n'a jamais pu être levé.
" N'avait-il pas passé une commande de matériel ? (...) N'était-il pas en train de faire basculer l'art figuratif dans l'art abstrait ? (...) Rien qui pousse au suicide". Et puis ce révolver jamais retrouvé, ces témoignages de seconde main
"flous, biaisés et contradictoires"...
Pour expliquer sa mort, l'auteur se risque à une hypothèse qui courroucera les gardiens de la légende et heurtera les huissiers du cliché facile. Vincent, artisan de sa légende et sentant poindre un succès porteur de tous les dangers, (un article
dithyrambique de 17 pages dans
Le Mercure de France venait de paraître) se serait suicidé en parfaite cohérence avec lui même et la vie choisie. Son terrible geste, parachevant une existence sulfureuse, aurait offert un passeport d'éternité à toute son oeuvre.
Wouter van der Veen écrit :
"En crevant de passion pour l'art, l'ensemble de ses tableaux et dessins se pareraient d'une tragédie idéale". L'auteur va au bout du bout de son raisonnement : "
Commercialement, Vincent a certainement eu raison de se suicider : sa mort l'a transformé en martyr, sacrifié sur l'autel des beaux-arts de l'avenir (...) Commercialement, c'est un ultime coup de génie".Les "spécialistes" du peintre tousseront et les amateurs qui biberonnent aux biographies romantiques s'étrangleront.
Tant pis.
Cette hypothèse, aussi iconoclaste qu'argumentée, méritait de s'exprimer.
Mais ne nous y trompons pas. "Le capital de Van Gogh," (Acte Sud) est un livre plus qu'important qu'il n'y parait.
Il s'agit même, disons-le, d'un ouvrage
révolutionnaire sur la connaissance de l'artiste.
Mais oui.
Parce qu'il emprunte un chemin de vérité inusité jusque là mais aussi et surtout parce qu'il honore la mémoire d'un homme. Voici l'artiste enfin délivré de ses clichés où il était emprisonné depuis trop longtemps.
Respect.
"Le capital de Van Gogh... ou comment les frères Van Gogh ont fait mieux que Warren Buffet"de Wouter van der Veen
Acte Sud/ 18 euros
163 pages