Fil d'Ariane
Ce "vendredi noir", le 24 juin 2022, les foulards verts étaient présents en masse. Le jour où la Cour suprême des Etats-Unis a révoqué l'arrêt Roe Vs Wade, ces foulards –symbole de la lutte pour le droit à l’avortement sûr et légal en Argentine – ont séché des larmes de rage. Les Argentines assez fortunées pour voyager se sont rendues devant le capitole à Washington pour dire aux Américaines qu’elles ne sont pas seules. Dans leurs valises, leur manuel de combat et des décennies d’apprentissage légal et militant.
Egalement drapées dans leur foulard vert, celles qui n’ont pas pris l’avion se sont données rendez-vous devant l’ambassade des Etats-Unis à Buenos Aires, quelques jours avant la décision de la Cour suprême. "Avortement légal au niveau mondial" ou encore "Legal and free abortion on demand", pouvait-on lire sur leurs pancartes. Leticia Corral, une des figures de la campagne pour l’avortement dans le pays, a déclaré pendant la manifestation : "Nous ne mettons jamais nos foulards au placard. Car ce qui se passe aux Etats-Unis montre bien que la lutte est permanente".
El pañuelo verde nos abraza en la lucha por nuestros derechos ¡Aborto legal en todo el mundo ya!
— #EsLey (@CampAbortoLegal) June 26, 2022
Repudiamos la decisión de la Corte Suprema de Justicia de los Estados Unidos de anular el Fallo Roe Vs. Wade. #AbortoLegalEsSalud #AbortionIsHealthCare Abrimos pic.twitter.com/UNdeM80ocU
Si les Argentines sont si mobilisées c’est parce qu’elles ont remporté le 30 décembre 2020 une bataille épique : le Congrès a voté en faveur de la légalisation de l’avortement gratuit et médicalement assisté jusqu’à la quatorzième semaine de gestation.
Au pays du pape François, et dans une région où la législation est particulièrement défavorable à cet acte médical, les Argentines sont devenues l’exemple à suivre. "Sans droit à l’avortement, ni l’égalité ni la liberté ni la démocratie n’existent", affirment les porte-parole de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, l'un des principaux mouvements de défense de ce droit.
Se mobiliser pour les Américaines, c'est se mobiliser pour nous toutes.
Mercedes Trimarchi, députée et militante argentine
Pour la militante Mercedes Trimarchi, se mobiliser pour le droit des Américaines c’est "se mobiliser pour nous toutes, car l’abolition de leurs droits est un avertissement de taille pour ‘la marée verte’ (le mouvement en faveur du droit légal à l’interruption de grossesse). Car même si une loi existe aujourd’hui, nous ne sommes pas à l’abri d’un recul quelconque et l’accès aux soins n’est pas encore tout à fait garanti".
Aux Etats-Unis, de nombreuses féministes regardent les méthodes latino-américaines avec attention et renforcent les liens avec la région. "C’est indispensable pour tenir tête aux réseaux évangéliques et catholiques, dits pro-vie, présents du Nord au Sud du continent américain. Des mouvemente puissants et riches qui entendent avoir un rôle politique déterminant comme c’est déjà le cas au Guatemala", rappelle la sociologue Delphine Lacombe spécialiste des politiques de genre en Amérique Centrale où la législation est très punitive. Au Salvador, par exemple, une fausse couche peut mener en prison.
En Colombie, Catalina Martinez, directrice régionale du Centre pour les droits reproductifs, insiste également sur la force de ces réseaux et met en garde : "Ce qui se passe aux Etats-Unis nous appelle à la vigilance. Non seulement c’est préoccupant, mais c’est aussi une situation dystopique". Le Congrès colombien a tout récemment dépénalisé l’avortement, tout comme le Mexique, pays fédéral, où celui-ci a été dépénalisé dans huit états au cours des dernières années. Et depuis septembre 2021, la Cour suprême de justice du pays juge inconstitutionnel le fait de criminaliser l’avortement. Ce qui pose les bases légales pour que chaque état puisse légiférer dans la matière. Rappelons que dépénalisation n’est pas légalisation.
"Nous assistons à un phénomène très intéressant depuis deux ans en Amérique latine, note Catalina Martinez. La prochaine grande étape va se jouer au Chili où un vote en référendum début septembre devrait valider ou rejeter la nouvelle Constitution où le droit à l’avortement est inscrit. Une première mondiale. Tous ces acquis sont le résultat d’un très long combat mené sur trois fronts : le front légal, le front idéologique et la rue."
Les vagues successives de féministes ont œuvré aux changements de mentalités en mettant l’accent sur les droits humains et l’accès libre à la santé. C’est particulièrement vrai depuis les années 2000. "C’est aussi un mouvement ouvert où il suffit de porter le foulard vert pour montrer son appartenance. Et c’est cette visibilité qui est si essentielle. Car si nous ne sommes pas dans la rue nous ne pouvons pas remporter la bataille de l’opinion publique", ajoute Catalina Martinez.
La decisión de la Corte Suprema de Justicia de los Estados Unidos es lamentable e indignante. Reiteramos nuestra solidaridad, apoyo y compromiso con la lucha por la libertad reproductiva de todas las mujeres y personas gestantes, esta causa es mundial pic.twitter.com/9sIbOUyFmA
— Causa Justa por el Aborto (@causajustaco) June 24, 2022
["Nous regrettons l’annulation de Roe VS Wade. Nous sommes avec vous" Causa Justa est le mouvement colombien pour le droit à l’avortement]
C’est justement ce terrain que le militantisme a négligé aux Etats-Unis, regrette Veronica Sanchez, qui milite pour les droits reproductifs dans l’Etat du Guanajuato dans le centre du Mexique : "Ces manifestations et ces marées de femmes sont la seule partie visible de l’énorme travail fait en amont. C’est un moment privilégié pour ‘dépénaliser socialement’ l’avortement. C’est-à-dire, faire un travail de pédagogie pour convaincre le plus grand nombre de la nécessité de légiférer en faveur des droits des femmes."’Dépénaliser socialement l’avortement’, c’est aussi faire en sorte d’inclure le débat dans l’agenda politique. C’est avec ces apprentissages que nous espérons accompagner nos sœurs aux Etats-Unis, en les aidant à consolider leur argumentaire pour que tout le continent puisse avoir un mouvement robuste prêt à défendre les récents acquis", espère Catalina Martinez.
Pendant ces manifestations, un message clair est martelé : l’accès à l’avortement sûr et légal est un droit humain et une affaire de santé publique. Et c’est là où ce débat peut rejoindre celui sur l’accès à la santé publique aux Etats-Unis. Un accès aux soins que garantissent de nombreuses associations, collectifs féministes et des cliniques au Mexique. Bien avant la révocation de Roe VS Wade elles voyaient défiler des centaines de femmes qui traversaient la frontière pour avoir la possibilité d’avorter de manière sûre et légale.
Des cliniques payantes reçoivent des femmes venues de toutes les latitudes et peuvent envoyer discrètement dans le reste du territoire mexicain – où l'avortement est dépénalisé – du Misoprostol, une pilule abortive efficace et beaucoup moins onéreuse au Mexique qu’aux Etats-Unis.
Ce médicament accessible provoque la dilatation du col. Les contractions qui s’ensuivent provoquent des saignements abondants, puis un avortement spontané. Pour ces établissements, il est pourtant "impossible de faire des envois au-delà des frontières, les lois concernant les médicaments sont très strictes. Mais nous pouvons donner de l’information, rassurer et guider les femmes qui ont besoin d’avorter et qui ne peuvent pas voyager".
C’est là où entrent en jeu des associations comme Misoprostol yo decido. "Il suffit de nous contacter sur Facebook ou sur WhatsApp, comme tu l’as fait, et nous fournissons toute l’information nécessaire, le médicament, la dose et les soins pour interrompre une grossesse de façon sûre selon la durée de gestation", explique Ixchel, une bénévole. Cette association expédie des médicaments dans tout le territoire mexicain et fait des envois très discrets également aux Etats-Unis. Ce n’est pas un service tout à fait gratuit, mais les bénévoles, comme Ixchel, assurent un suivi à distance personnalisé : "Les femmes qui nous contactent sont plus effrayées par les conséquences légales que par le processus".
Si ce suivi n’est pas suffisant, l’organisation les oriente les vers d’autres associations pouvant aider en cas de besoin de se déplacer. C’est le cas du réseau Necesito abortar ("J’ai besoin d’avorter") qui compte également un centre d’avortement dans la banlieue de la ville de Monterrey, dans le Nord du Mexique tout près de la frontière avec le Texas. Si une complication survient, "il ne faut pas hésiter à se rendre chez le médecin. Aucun praticien n’a le droit de refuser une prise en charge. Pas besoin de dire la vérité, il suffit de dire que les règles sont beaucoup plus douloureuses que la normale ce mois-ci ou que vous êtes enceintes et que vous avez peur de faire une fausse couche", insiste Ixchel.
"Depuis janvier, notre soutien aux femmes habitant aux Etats-Unis s’est intensifié. Elles étaient notamment au Texas, mais depuis la fin de Roe VS Wade, on reçoit des messages venant de tout le territoire. Nous essayons de les aider du mieux possible, car ce n’est pas anodin de franchir une frontière pour venir chercher au Mexique des pilules abortives, explique Verónica Cruz, de l’ONG mexicaine Las libres. Elles nous disent qu’elles sont désespérées car ce médicament est beaucoup trop cher chez-elles", ajoute la militante.
Avant le 24 juin 2022, c’est depuis le Texas, où le droit à l’avortement était déjà très restreint, que le plus grand nombre de femmes faisait appel à ces "bonnes fées". Ironie de l’histoire, il y a quelques années encore, ce sont les Mexicaines qui en avaient les moyens qui se rendaient dans cet état du sud des Etats-Unis pour interrompre volontairement une grossesse.
Le travail de ces associations est précieux, car les femmes sont prises en charge et reçoivent des médicaments de qualité. Les Brésiliennes, elles, connaissent très bien le danger de recourir à des substances adultérées. Sous la présidence de Jair Bolsonaro, les droits reproductifs ont été fortement restreints et un marché noir de la pilule abortive a vu le jour, écrit Courrier International. Les plus pauvres placent leur santé entre les mains des dealers.
Et ce sont les plus pauvres, des latinas et des femmes noires, qui pâtissent déjà de la nouvelle donne aux Etats-Unis. Mais, toujours au Mexique, des ONG comme Las Bloodys, à Tijuana à moins d’une heure de la ville de San Diego en Californie, vient gratuitement en aide à toutes celles qui ont besoin "d’un accompagnement féministe pour un avortement sûr".
A lire aussi dans Terriennes :
► Une loi pour légaliser l'avortement en Sierra Leone : une victoire historique pour les femmes
► Au Salvador, une fausse couche peut mener en prison
► Droits des femmes : "nous aiderons les Ukrainiennes qui voudront avorter"
► Le Chili, premier pays à inscrire le droit à l'avortement dans sa Constitution ?
► États-Unis : le droit à l’avortement pourrait-il un jour disparaître ?