Concentration des médias : danger pour la démocratie ?

Des milliardaires français, dont Bernard Arnault et Vincent Bolloré, vont devoir rendre des comptes devant une commission parlementaire. Leur faute : une trop grande mainmise sur les médias du pays qui provoque une inquiétude croissante à l'approche des présidentielles. François Jost, auteur de "Médias : sortir de la haine ?", CNRS Éditions, et professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle en sciences de l'information et de la communication, nous livre son analyse.
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Vincent Bolloré
Image d'archives. Vincent Bolloré, à la tête de nombreux médias français, doit comparaître ce mercredi 19 janvier pour répondre de ses activités médiatiques.
AP Photo/Kamil Zihnioglu
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François Jost - Interview
François Jost, auteur du « Médias : sortir de la haine ? », CNRS Éditions, professeur à la Sorbonne
 



TV5MONDE : Comment est-on arrivé à une telle concentration des médias ces dernières années ?
 
François Jost, professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle en sciences de l'information et de la communication : Des hommes d’affaires, comme Patrick Drahi ou Vincent Bolloré, qui n’étaient pas forcément liés aux médias ont commencé à racheter des médias. Peu à peu, ils ont augmenté les moyens au sein des structures. C’est le cas de Patrick Drahi avec Altice (RMC, BFM) qui a développé des studios magnifiques pour plusieurs radios.

Mais surtout ils ont favorisé des convergences des médias entre eux. Ainsi, en mettant en commun CNews et Europe 1, Vincent Bolloré intervient à la fois dans l’édition, dans la télévision, dans la radio mais aussi dans la presse écrite.
 
Ce phénomène de concentration des médias n’est pas un cas isolé. Par exemple, dans les années 80, le groupe de Robert Hersant, représentait 40% de la diffusion des quotidiens nationaux et régionaux (ndlr. organisé autour de deux pôles, la Socpresse et France-Antilles.) Robert Hersant influençait la politique. Et pour cause, il avait lui-même été député de la majorité de droite. Un journaliste d'investigation avait même rapporté qu'il disait très clairement aux élus de droite que ses journalistes pouvaient répondre à leurs besoins.

France : auditions des dirigeants des médias face à l’hyper-concentration de la presse

Dans une tribune du quotidien Le Monde publiée mi-décembre, plus d250 journalistes et professionnels des médias, dont Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, appelaient les candidats à la présidentielle à prendre des engagements pour s'opposer au "fléau" de l'hyper-concentration dans les médias. Face à ce constat, le Sénat va auditionner les quelques milliardaires en cause.

Parmi eux, Vincent Bolloré (Canal+,  Editis, Hachette, Prisma Media, Europe 1), mais aussi Bernard Arnault (Les Echos, Le Parisien et de Radio Classique) ou encore Patrick Drahi (groupe Altice, BFMTV, RMC) seront interrogés. 

La commission parlementaire compte remettre fin mars son rapport pour faire la lumière sur les conséquences économiques et démocratiques d'une telle concentration.

TV5MONDE  : À l’approche des élections présidentielles, en quoi cette concentration est-elle un danger pour notre démocratie ?
 
François Jost : L’une des conséquences évidentes tient au manque de diversité dans le traitement de l'information. Quand on voit que la présentatrice Laurence Ferrari intervient à la fois sur CNews et sur Europe 1, alors on a deux médias qui disent la même chose. Certains objecteront que CNews ne touche que 2% du public français, (ndlr. selon Audiométrie). Mais l’influence d’un média ne tient pas uniquement à son audience.
 
Le cœur du problème, c’est que l’agenda politique est fixé par ces chaînes, qui vient même influer sur les préoccupations des Français. Selon les sondages, les Français se préoccupent avant tout du coût de la vie. Or, des chaînes comme CNews et Europe 1 misent tout la sécurité et l’immigration. Le discours politique suit et les préoccupations changent.

Il y a aussi dans cette stratégie un calcul marketing très juste. 30% des Français votent extrême-droite aujourd’hui et n’avaient pas de média.

François Jost, auteur de "Médias : sortir de la haine ?"
 

TV5MONDE : L'émergence d'un candidat d'extrême-droite comme Zemmour a-t-elle un lien avec l'hyperconcentration des médias ?
 
François Jost : La montée du candidat d’extrême-droite incombe surtout à la chaîne CNews et à son dirigeant, Vincent Bolloré. C’est lui qui l’a aidé à entrer sur la scène politique : c’est son pion, il avance masqué derrière lui. Et l’idéologie conservatrice de Éric Zemmour correspond à celle de Vincent Bolloré. C’est un catholique, assez traditionnel. On retrouve d’ailleurs cette idéologie dans le choix des émissions, comme sur la chaîne C8 dont le nombre d’émissions religieuses n’a jamais été aussi important.
 
Il y a aussi dans cette stratégie un calcul marketing très juste. 30% des Français votent extrême-droite aujourd’hui et n’avaient pas de média. Il y a beaucoup de gens qui associent les journalistes à des « gauchistes », comme disait Marine Le Pen en parlant de France Inter. Quand Zemmour tape lui-même sur les médias, il assume qu’ils font une télévision différente, une télévision d’opinion. C’est un argument commercial de taille.

C’est important d’avoir de plus en plus d’espaces où on déconstruit les mensonges des politiques et des journalistes, à travers l'éducation aux médias (EMI).

François Jost, auteur de "Médias : sortir de la haine ?"

TV5MONDE : Face à cette concentration des médias, les réseaux sociaux peuvent-ils permettre aux journalistes et la presse indépendante de faire « contrepoids » ?
 
François Jost : Sur les réseaux sociaux, on a tendance à dialoguer avec les gens qui pensent la même chose que nous et à entretenir un entre-soi. Les algorithmes sont faits pour ça. Aussi, je ne suis pas sûr que ça touche assez de gens.
 
TV5MONDE : Est-il encore possible de « sortir de la haine » envers les médias ?
 
François Jost : Il faut que chacun s’y mette. Quand les médias font tous les jours des reportages sur les gens qui ne veulent pas se faire vacciner, c’est trop. Les anti-vaccins représentent 5% ou 10% de gens en France et ça prenait une place énorme dans les journaux télévisés.

Il faut aussi favoriser un journalisme de solution. 30% des gens en Europe ne regardent plus les informations parce que ça les déprime. Il ne faut pas seulement faire un journalisme qui dénonce mais aussi un journalisme qui montre des portes de sorties. C’est en train d’être fait.
 
Ensuite, c’est important d’avoir de plus en plus d’espaces où on déconstruit les mensonges des politiques et des journalistes, à travers l'éducation aux médias (EMI). Il faut expliquer comment se construit l’information. On l’a vu pendant les Gilets Jaunes. Dès qu’il y a contradiction, il y a suspicion qu’on se fiche de nous. Il faut faire comprendre aux gens qu’une contradiction ne veut pas dire mentir.