Fil d'Ariane
Une bannière électorale pour le président tunisien et candidat à la réélection Kais Saied photographiée à Tunis avant les prochaines élections présidentielles, à Tunis, Tunisie, jeudi 26 septembre 2024.
Les Tunisiens sont appelés aux urnes, dimanche 6 octobre, pour élire leur président. Un scrutin qui semble acquis d'avance au président sortant, Kaïs Saïed, en dépit d'un bilan désastreux, entre dérive autoritaire, recul des droits humains et méconnaissance des dossiers économiques. L'essayiste Hatem Nafti, membre de l'Observatoire tunisien du populisme et auteur de notre ami “Kaïs Saïed, essai sur la démocrature tunisienne", nous apporte son éclairage. Entretien.
TV5MONDE : Quelle est la situation économique aujourd’hui en Tunisie, après cinq ans de gouvernance de Kaïs Saied ?
Hatem Nafti essayiste, membre de l'Observateur tunisien du populisme et auteur de notre ami “Kaïs Saïed, essai sur la démocrature tunisienne" : la situation économique en Tunisie est difficile, mais il y a une certaine résilience. Beaucoup d'opposants au président ont tablé sur sa mauvaise gestion, sa méconnaissance et son désintérêt de la question économique, pour dire que l'économie tunisienne ne tiendrait pas et qu'il serait chassé, comme Ben Ali en 2011.
Mais ça n'a pas été le cas. L'économie tunisienne va mal quand même : le taux de croissance est de 1% sur l’année 2024, 0,2% pour le deuxième trimestre, les prévisions de croissance sont quasiment nulles... En réalité, la Tunisie est en crise économique depuis 2008. Il y a eu la crise de 2008, la révolution en 2011, avec son lot de mouvements sociaux, le terrorisme, le Covid, la guerre en Ukraine... C'est une série de chocs exogènes qui auraient pu mettre à genoux l'économie, mais finalement, elle ne s’en tire pas si mal que ça.
Certes après 2020, la reprise a été plus lente qu'ailleurs. En 2022, le pays devait négocier un prêt de 1,9 milliard de dollars avec le FMI : il a finalement été rejeté par Kaïs Saïed, alors même que l’obtention de ce prêt était l’hypothèse principale sur laquelle reposait les lois de finances de 2022 et de 2023. Cela avait ravivé les spéculations disant que le régime ne pourrait pas tenir.
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Et pourtant : il a tenu, notamment grâce à des éléments conjoncturels, par exemple deux très bonnes saisons touristiques, une bonne récolte d'huile d'olive, une matière fortement exportée à l'étranger… Il y a aussi des raisons structurelles, comme le fait que la structure de l'économie tunisienne soit assez diversifiée avec un réseau important de PME, dans des domaines variés, même s’il y a une forte dépendance du pays au secteur du tourisme.
De ce fait, même lorsque le pays subit un, voire plusieurs chocs exogènes, on ressent la crise économique, mais il n'y a pas d'effondrement. L'un dans l'autre, cela a permis à la Tunisie de s'en sortir, même sans le prêt du FMI - mais en multipliant les prêts à l'intérieur et à l'extérieur, donc avec des effets pervers qui se verront tôt ou tard.
TV5MONDE : refuser de signer avec le FMI, c'était un symbole fort pour Kaïs Saied ?
Hatem Nafti : Kaïs Saïed a refusé de signer avec le FMI parce qu'avec cet accord, il y avait une contrepartie assez douloureuse. Le FMI demandait trois choses : le retrait ou la diminution des subventions sur les produits alimentaires et sur le carburant, la réduction de la masse salariale dans la fonction publique et la restructuration des entreprises publiques et éventuellement, une privatisation.
Le président tunisien Kais Saied assiste à une cérémonie de signature avec le président chinois Xi Jinping au Grand Hall du Peuple à Pékin, le vendredi 31 mai 2024.
Ces mesures étaient inenvisageables pour Kaïs Saïed, qui a un discours socialisant, altermondialiste… Donc sur le symbole, c’était quelque chose de fort de dire “on a refusé le prêt du FMI”. En réalité, en cachette, il applique les préconisations du FMI, notamment en matière de compensation. Il y a un certain nombre de matières premières compensées, comme l’huile végétale, dont il a limité les importations, forçant de facto les Tunisiens à acheter de la matière non subventionnée.
TV5MONDE : Ce semblant de stabilité économique peut-il encore servir la popularité du président tunisien ?
Hatem Nafti : On aura une idée de la popularité de Kaïs Saïed après l’élection. Ce qu'on a pu savoir jusqu'ici, c'est qu'il a une sorte de popularité passive : quand il a appelé à modifier la Constitution par référendum, il y a eu 30% de participation ; pour les élections locales, 11% de participation, ce qui constitue un record mondial d'abstention. Il n'y a pas d'adhésion à son projet alors il gagne du temps.
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Kaïs Saïed a un projet de transformation radicale de l'économie tunisienne, vers une économie plus socialisante, avec ce qu'il appelle les entreprises communautaires. Ce sont des sortes de coopératives, montées par des citoyens électeurs, avec une notion territoriale, chapeautées par l'État, qui leur fait des concessions, par exemple sur des lopins de terre, ou sur un site d'extraction minière… C'est quelque chose qui se voit de plus en plus, qui relève de l'économie sociale et solidaire. Mais en réalité ce projet, qui n’est en fait qu’un brouillon, est en train de devenir quelque chose de clientéliste.
Le président Saïed imaginait qu'il y aurait des créations d’entreprises communautaires un peu partout, mais en deux ans, seulement 70 entreprises ont été créées… L'idée pouvait paraître séduisante, mais elle n'a pas du tout été travaillée.
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Un autre projet qui tient à cœur au Président, c'est l’idée de récupérer l’argent de la corruption. Suite à la publication d’un rapport sur la corruption du régime Ben Ali, un ministre a réalisé un chiffrage “au doigt mouillé” et il a identifié un manque à gagner de treize milliards de dinars, généré par ces mécanismes de corruption. Kaïs Saïed a compris qu'on pouvait récupérer ces 13 milliards. Il a donc eu l'idée de demander aux personnes corrompues de rendre l'argent et de les forcer à investir dans ce qu'on appelle les régions intérieures, les régions non littorales, qui ont été le fer de lance de la révolution, pour que les plus corrompus subventionnent les localités les plus pauvres.
En réponse aux critiques, Kaïs Saied explique tout par le complot Hatem Nafti essayiste, membre de l'Observateur tunisien du populisme et auteur de "Notre amiKaïs Saïed, essai sur la démocrature tunisienne"
C'est décent sur le papier, mais là non plus, ce n'est pas du tout travaillé : en réalité ces treize milliards ce sont des emprunts toxiques, des prêts sans garantie… Il ne s’agit pas d’une somme recouvrable. Surtout, l'essentiel de la corruption relevait de la famille de Ben Ali, qui a fui à l'étranger et n’a aucun intérêt à rentrer en Tunisie aujourd’hui. Ça ne peut pas marcher mais Kaïs Saïed s’entête : cela démontre une vision assez naïve de l'économie.
En réponse aux critiques, Kaïs Saied explique tout par le complot. Selon lui, la Tunisie est victime d'un complot généralisé : des anciennes élites, de l'étranger, des subsahariens… Le problème migratoire, c'est un complot, l'économie, c'est un complot… Rien n'est jamais de sa faute et c’est un narratif qui, pour l'instant, est accepté par une partie de la population.
TV5MONDE : Combien de temps cette popularité par défaut peut-elle durer ? Est-ce qu’il n’y a pas un risque de voir revenir les émeutes du pain, ou une deuxième révolution de Jasmin lorsque la population réalisera que les “efforts” de Kaïs Saïed ne peuvent pas fonctionner ?
Hatem Nafti : On voit bien aujourd'hui que pour le moment, il n'y a pas de forts mouvements sociaux en Tunisie. Les manifestations actuelles, qui sont relativement importantes, rassemblent 2000 à 3000 personnes à Tunis. C'est ce qu’on appellerait ici des CSP+, des bobos des centres-villes, qui ne sont absolument pas représentatifs de la population. Dans le même temps, en face, il n'y a pas non plus eu de grandes manifestations de soutien au Président. On constate plutôt une démission générale.
Des membres de l'opposition et des groupes de la société civile crient des slogans et brandissent des pancartes lors d'une manifestation contre le président tunisien Kais Saied, avant les prochaines élections présidentielles, à Tunis, vendredi 27 septembre 2024.
Mais les raisons de la colère n'ont pas été éteintes. C’est quelque chose de très dangereux. Pour l'instant, on dit aux Tunisiens “ça suit son cours, on verra ce que ça donne”, et ce discours a tenu pendant plus de trois ans, aussi parce qu’il y a un retour de la peur.
Aujourd'hui, les gens se retrouvent en prison pour la moindre critique, or ce sont des choses qu'on pensait totalement derrière nous, depuis 2011 et la chute du régime. Et il n'y a pas, en tout cas pour l'instant, de réponse aux problématiques du pays. Cet état de fait peut durer dans le temps, mais quand cela s’arrêtera, cela s'arrêtera brutalement. Si l'explosion il y a, tout le monde en sortira perdant.