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« Les dix hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune, tandis que plus de 160 millions de personnes auraient basculé dans la pauvreté ». C’est ainsi que l’ONG Oxfam résume l’une des conclusions à laquelle elle est parvenue dans son rapport titré « Les inégalités tuent », publié ce 17 janvier.
L’économiste Dominique Plihon, membre du Centre d'Économie de Paris-Nord et professeur émérite à Paris XIII souligne la méthodologie « rigoureuse » utilisée par Oxfam pour ses recherches. « Ce qui est aussi intéressant de noter, c’est que beaucoup de leurs analyses et de leurs chiffrages rejoignent des analyses faites par exemple par des scientifiques ou des académiques », explique-t-il. Pour lui, l’enrichissement des riches est paradoxal, dans la mesure où ils ont profité des politiques publiques mises en place lors de la pandémie. Or, ces politiques sont financées par de l’argent public.
TV5MONDE : Ce rapport indique que la fortune des milliardaires a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’en 10 ans. Comment l’expliquer ?
Dominique Plihon : Les milliardaires sont des gens qui détiennent pour beaucoup des titres de participation dans des entreprises qu’ils contrôlent. La Bourse s’est envolée ces derniers mois, et a été peu affectée au début de la pandémie. Cela a conduit à un enrichissement considérable de nature patrimoniale des plus riches, qui détiennent ce patrimoine. À mon avis, c’est ce qui explique la hausse de leur fortune. C’est une fortune mobilière, financière, qui recouvre des contrôles d’entreprises, qui sont pour beaucoup extrêmement rentables.
Ce qui est paradoxal, c’est qu’il y a eu des politiques publiques extrêmement favorables aux entreprises, en particulier aux plus grandes. Ces aides ont pris la forme de réductions fiscales, d’aides publiques, de prêts à des conditions extrêmement avantageuses, sans aucune, ou pratiquement aucune, conditionnalité.
Il y a des secteurs qui sont plus favorisés que d’autres. Les entreprises du numérique, dont les GAFAM [ndlr, les géants américains du numérique Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft], ont beaucoup profité de cet enrichissement. En France, les entreprises du luxe, comme LVMH, qui s’adressent principalement aux populations les plus aisées, ont été assez peu touchées par la crise. Elles ont une situation qui s’est considérablement améliorée pour ces raisons.
TV5MONDE : Alors que les riches se sont enrichis, les plus précaires se sont appauvris. Quelle explication peut-on donner ?
Dominique Plihon : La pandémie s’est traduite au départ par une chute considérable de l’activité et de l’emploi, et donc des revenus en baisse. Il y a eu des compensations, comme le chômage partiel ou les prêts garantis aux entreprises en France. Mais ça n’a pas permis aux populations proches du seuil de pauvreté, qui ont les niveaux de vie les plus bas, de profiter de ces mesures.
Le rapport indique que le nombre de personnes qui profitent de l’aide alimentaire, c’est-à-dire qui ne sont plus en mesure de se nourrir correctement, a considérablement augmenté. En France, cela concerne 7 millions de personnes, contre moins de 5 millions avant la crise. Dans le monde, d’après leurs statistiques, plus de 10% de la population est en situation de malnutrition.
Il y a véritablement une forme de paupérisation de ces populations-là les plus vulnérables. Dominique Plihon, économiste
Il y a un sujet de préoccupation supplémentaire, c’est la montée de l’inflation. Elle attaque directement le pouvoir d’achat, c’est-à-dire la capacité des plus vulnérables à acheter. Elle touche les prix des biens de consommation de base, à savoir l’alimentation, les transports, l’énergie, la santé, ce qui fait que les plus précaires ont du mal à accéder à ces services. Il y a véritablement une forme de paupérisation de ces populations-là.
TV5MONDE : Le rapport souligne aussi que la pandémie a fait reculer l’objectif de parité femmes-hommes. Comment cela se fait-il ?
Les femmes sont beaucoup plus nombreuses dans les métiers les plus exposés, à bas salaires. Ce sont elles qui sont les plus touchées, alors qu’elles ont des métiers tout à fait essentiels.Dominique Plihon, économiste
Les femmes sont beaucoup plus nombreuses dans les métiers les plus exposés, à bas salaires. Ce sont elles qui sont les plus touchées, alors qu’elles ont des métiers tout à fait essentiels. Elles ont un métier fondamental pour le bien-être des populations, mais en même temps sont les premières exposées compte tenu du fait qu’elles sont en bas de la hiérarchie des revenus.
D’autres franges de la population ont été très touchées par cette pandémie. Les personnes âgées ont souvent des pensions ou des retraites très faibles, en dessous du minimum de pauvreté. On voit de plus en plus de personnes âgées dans les files d’attente pour l’aide alimentaire, parce qu’elles n’ont plus accès dans de bonnes conditions à une nourriture décente.
Ils sont dans des situations extrêmement difficiles et souffrent psychologiquement parce qu’ils ne peuvent plus étudier ou travailler parce que l’activité est insuffisante pour eux.Dominique Plihon, économiste
À l’autre bout de la pyramide démographique, il y a beaucoup de jeunes, qui ont des situations très précaires. C’est notamment le cas dans le monde étudiant. Ils n’ont plus accès à un restaurant universitaire ou à un logement parce qu’ils n’ont plus les moyens de se payer une chambre d’étudiant. Ils sont dans des situations extrêmement difficiles et souffrent psychologiquement parce qu’ils ne peuvent plus étudier ou travailler parce que l’activité est insuffisante pour eux.
Il y a eu ce que les économistes appellent des réformes fiscales régressives, dans le sens où elles sont défavorables aux plus pauvres et très favorables aux plus riches.Dominique Plihon, économiste
TV5MONDE : Que faudrait-il faire pour une meilleure distribution des ressources ? Est-ce atteignable ?
Dominique Plihon : En France, le système fiscal est devenu depuis quelques années, notamment depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, moins redistributif. Pourquoi ? Il y a eu des réformes fiscales, sur lesquelles Oxfam mais aussi d’autres ONG proposent de revenir, comme la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF), ou d’une imposition du capital des revenus financiers avec une taxation forfaitaire qui supprime toute forme de redistribution.
Il y a vraiment quelque chose de scandaleux, c’est de voir que les plus riches échappent très largement à l’impôt grâce à l’évasion fiscale.Dominique Plihon, économiste
Il y a eu ce que les économistes appellent des réformes fiscales régressives, dans le sens où elles sont défavorables aux plus pauvres et très favorables aux plus riches. Il y a des économistes qui ne sont pas engagés au sein d’ONG, comme Thomas Piketty, qui font le même constat, avec une méthodologie différente. Il est favorable à une restauration de l’ISF ou la mise en place d’un impôt sur le revenu plus progressif, avec des tranches de revenus supérieurs avec des taux plus importants, mais aussi une fiscalité plus juste sur les entreprises.
Il y a vraiment quelque chose de scandaleux, c’est de voir que les plus riches échappent très largement à l’impôt grâce à l’évasion fiscale. On constate que les gouvernements successifs ne mettent pas en mesure tout ce qu’il faudrait faire pour récupérer ces impôts qui ne sont pas payés. Il y a une alerte à apporter par rapport à cela et il y a vraiment de l’argent public à récupérer. Ça devrait être fait en priorité pour donner à la puissance publique les moyens de faire de la redistribution en direction des populations les moins favorisées.
Ces aides publiques, c’est l’argent de tous les contribuables. Dominique Plihon, économiste
Le paradoxe que j’ai souligné tout à l’heure, c’est que les grandes entreprises ont profité de la crise très largement grâce aux aides publiques. Ces aides publiques, c’est l’argent de tous les contribuables. Il y aurait un juste retour des choses à organiser une réforme fiscale et des prélèvements supplémentaires, notamment sur l’enrichissement énorme qu’ont réalisé ces acteurs-là. Ce serait un juste retour de chose qu’on les amène à faire un effort fiscal.