Fil d'Ariane
Une vaste enquête du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) reposant sur des documents internes à Uber expose les pratiques de l’entreprise californienne pour s’implanter partout dans le monde. Et accuse Emmanuel Macron d’avoir facilité son arrivée dans l’Hexagone lorsqu’il était ministre de l’Économie.
“Swiss Leaks”, “Panama Papers”, “China Cables”... Et désormais “Uber Files”. Une nouvelle fuite massive de données recueillies par le Consortium international des journalistes d'investigation éclaire les pratiques de la firme états-unienne. Son volet français incrimine le président de la République.
Il s’agit de 124 000 documents internes à Uber, datés de 2013 à 2017 et communiqués par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, puis transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à quarante-deux médias du monde entier, dont Le Monde et la cellule “investigation” de Radio France.
Courriels, messages, Powerpoint, compte-rendus de réunion, notes et factures racontent comment, au début des années 2010, la firme américaine a tenté de prendre pied dans les métropoles du monde entier, malgré des contextes réglementaires et législatifs défavorables.
Au menu : embauches d'anciens hauts-fonctionnaires, diplomates ou politiques de premier plan, actions de lobbying pour modifier les normes, manifestations de ses conducteurs, chantage à l’emploi; passages en force administratifs et même pratiques illégales pour faire obstruction aux enquêtes judiciaires qui visaient alors l’entreprise. Ainsi du “kill switch”, un blocage de l'ensemble des données informatiques afin d’éviter que la police puisse accéder à des informations lors des perquisitions.
Le président de la République est accusé d’avoir négocié un “deal” secret avec Uber pour faciliter son implantation dans l’Hexagone lorsqu’il était ministre de l’Économie. Selon l’enquête du Monde, 17 échanges “significatifs” (appels, SMS, rencontres) ont eu lieu entre Emmanuel Macron et le géant des VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) dans ses dix-huit premiers mois à Bercy.
Le tout dans le plus grand secret, ces évènements ne figurant pas à l’agenda officiel. “C’est une enquête qui interroge son positionnement politique par rapport à sa hiérarchie au gouvernement et son hyper-proximité vis-à-vis d’une entreprise qui ne respecte pas la loi”, décrypte Jacques Monin, directeur de la cellule investigation de Radio France.
Autre exemple de ce rapprochement, ces amendements favorables à Uber fournis “clés en main” par l'entreprise à certains députés. Retoqués, ils ont ensuite été repris dans un décret de la loi… Macron 2 qui abaisse le nombre d’heures nécessaires pour l’obtention d’une licence de VTC de 250 à 7. “Où est le curseur entre le service de l’intérêt général et le service d’une société privée ?”, interroge Jacques Monin.
"Lorsque le préfet de police de Marseille prend un arrêté; qu’Uber le conteste devant le ministre, et que celui-ci affirme qu’il va s’en occuper, qui est au service de qui ?”, poursuit le journaliste, faisant référence à un arrêté de 2015 interdisant de facto Uber dans les Bouches-du-Rhône, finalement assoupli trois jours plus tard. Une victoire pour Uber à tel point que son lobbyiste en chef, Marc McGann, remerciera ensuite Emmanuel Macron pour son “soutien”.
Des accusations balayées par l’Élysée selon qui le ministre était “naturellement amené à échanger avec de nombreuses entreprises engagées dans la mutation profonde des services advenue au cours des années évoquées, qu’il convenait de faciliter en dénouant certains verrous administratifs ou réglementaires”.
Voir aussi : Uber Files : quel rôle a joué Emmanuel Macron lorsqu'il était ministre ?
Les oppositions n’ont pas tardé à réagir, notamment à gauche. Le député La France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis, Alexis Corbière, a déclaré envisager la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire, tout en dénonçant “l’idée que M. Macron a[it], dans ce pacte secret avec une entreprise, dérégulé la réglementation en matière de taxi”.
Même discours du côté du Parti communiste : “Emmanuel Macron fait le choix du monde des affaires, de ces multinationales, au lieu de penser à la protection des Français", a regretté son secrétaire national Fabien Roussel.
À l’autre bord, Jordan Bardella, président du Rassemblement national a jugé que le “parcours d’Emmanuel Macron a une cohérence : servir des intérêts privés, souvent étrangers, avant les intérêts nationaux”.
La majorité présidentielle a, quant à elle, tenté de désamorcer toute polémique, rappelant qu’il était logique qu’un ministre de l’Économie reçoive des chefs d’entreprise. “La question la plus importante, sur le sujet Uber, est de savoir si oui ou non son implantation en France a été une bonne chose socialement et économiquement", a fait valoir sur Twitter ce lundi l’ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, Cédric O.
La question la plus importante, sur le sujet @UberFR, est de savoir si oui ou non son implantation en a été une bonne chose socialement et économiquement. Pour le reste, on peine à voir ce qui est répréhensible (intéressant, mm) dans l’article de @lemondefr sur @EmmanuelMacron
— Cédric O (@cedric_o) July 10, 2022
Au Royaume-Uni, The Guardian montre comment Peter Mandelson, membre travailliste de la Chambre des Lords, a facilité les contacts entre des oligarques proches du Kremlin, aujourd'hui sous sanctions britanniques et européennes suite à l’invasion russe de l’Ukraine, et la société américaine. En Espagne, c’est El Pais qui révèle la manière dont Uber exploitait l’opposition entre Madrid et la ville de Barcelone pour forcer une libéralisation du secteur.
Enfin, The Washington Post explique que la firme californienne attirait des chauffeurs dans les pays en développement avec d’importantes subventions avant d’augmenter régulièrement sa commission et ainsi diminuer le revenu des conducteurs. Toujours aux États-Unis, les "Uber Files" dévoilent le rôle joué par deux anciens proches de Barack Obama recrutés par Uber, Jim Messina et David Plouffe, dans le lobbying de la firme à travers le monde. D’autres révélations pourraient intervenir dans les prochains jours.