Agriculture et environnement : la dérogation pour réutiliser des néonicotinoïdes est-elle justifiée ?

En France, la ministre de la Transition écologique a approuvé une dérogation à l'interdiction des néonicotinoïdes. La possibilité de réutiliser ces insecticides pourtant interdits depuis 2018, sur les  seules plantations de betteraves, émane du ministre de l'Agriculture. Les néonicotinoïdes sont-ils vraiment indispensables pour une partie de l'agriculture française ?

Image
Champ de betteraves
Les producteurs de betteraves sont en difficulté à cause des pucerons et demandent le retour des néonicotinoïdes dès 2021 : problème agricole ou industriel ? (Photo CC)
Partager 10 minutes de lecture

C'est un véritable coup de massue qui a été porté aux apiculteurs le 7 août dernier : le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, a annoncé une future dérogation pour permettre, "dans des conditions strictement encadrées", l'emploi d'un insecticide à base de néonicotinoïdes. Ces types d'insecticides sont pourtant interdits depuis 2018. Cette demande de dérogation, réservée pour l'heure aux cultures de betteraves, provient d'un syndicat agricole affilié à la FNSEA, le CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves), qui invoque "la  protection des cultures contre les pucerons verts, principaux vecteurs du virus de la jaunisse de la betterave".

Le projet d'autorisation  — qui devrait être discuté et probablement acté en septembre — a provoqué une levée de boucliers parmi les organisations à l'origine de l'interdiction des néonicotinoïdes, votée en 2016 dans le cadre de la Loi sur la biodiversité sous le gouvernement de Manuel Valls.

Une interdiction défendue à l'époque par une secrétaire d’État chargée de la Biodiversité, devenue aujourd'hui… ministre de la Transition écologique : Barbara Pompili. Une ministre vent debout à l'époque contre les néonicotinoïdes, qui apporte malgré tout son soutien aujourd'hui à Julien Denormandie, attirant sur elle les foudres des ONG et syndicats ayant milité pour cette interdiction. Dix-huit d'entre elles ont d'ailleurs écrit au ministre de l'Agriculture l'exortant à "ne pas déroger à l'interdiction des néonicotinoïdes". La Ligue de protection des oiseaux (LPO), la Confédération paysanne, WWF et l'Union nationale de l'apiculture française (UNAF) font partie des signataires.

Les producteurs de betteraves veulent utiliser de nouveau des semences enrobées de néonicotinoïdes, en traitement systémique, ils s'accrochent à leur ancienne pratique, ne veulent rien changer. C'est une erreur monumentale pour leur profession.Gilles Lanio, Président de l'Union nationale de l'apiculture française(UNAF)

C'est par un long fil de 13 tweets que la ministre de l'Écologie s'est justifiée, expliquant en substance que l'interdiction n'était pas remise en cause, puisque l'autorisation était "temporaire, encadrée et causée  par des circonstances exceptionnelles" :

Pompili Tweets
Extrait du fil de 13 tweets de Barbara Pompili, justifiant son soutien à la future dérogation sur les néonicotinoïdes du ministère de l'Agriculture.

Apiculteurs effondrés

Les premiers concernés par le retour des néonicotinoïdes dans les champs sont les apiculteurs, puisque la responsabilité de ces molécules chimiques sur l'effondrement des colonies d'abeilles — en cours depuis plus de 20 ans—, a été démontrée.

• A lire sur notre site : Néonicotinoïdes : pourquoi contester une dangerosité déjà prouvée ?

Le président de l'UNAF — et apiculteur —, Gilles Lanio, ne décolère pas et ne comprend pas cette décision. Sachant que l'engagement du gouvernement envers la défense de la biodiversité a été mis au centre de ses actions pour cette dernière partie de la présidence d'Emmanuel Macron. L'UNAF a d'ailleurs adressé un courrier au ministre de l'Agriculture le 5 août et appelle Emmanuel Macron et son gouvernement à maintenir l'interdiction. Gilles Lanio estime que "réautoriser ce produit-là est une insulte à l'apiculture et à la biodiversité." L'arrêt des néonicotinoïdes dans les cultures depuis septembre 2018 a eu des effets visibles sur les colonies d'abeilles, selon le président de l'UNAF: "Ce qu'on a pu constater dès 2019, c'est qu'il y a des mortalités qui ont diminué. Il y a moins de pertes, et même si ce n'est pas encore spectactulaire, c'est normal quand on connaît le mode de fonctionnement des néonicotinoïdes, avec l'effet de rémanence (persistance de la molècule dans les sols et dans les nouveaux plants durant plusieurs années, ndlr) en particulier. Leur effet diminue, mais ça ne se fait pas du jour au lendemain."

Le retour des néonicotinoïdes pour les semences de betteraves n'est pas entendable pour Gilles Lanio, qui explique que la filière n'en utilise plus depuis deux ans mais n'a rien fait pour changer sa façon de cultiver, ce qui a mené selon lui au problème de l'invasion des pucerons. "Les producteurs veulent utiliser de nouveau des semences enrobées de nénicotinoïdes, en traitement systémique, ils s'accrochent à leur ancienne pratique, ne veulent rien changer. C'est une erreur monumentale pour leur profession. Quand vous n'effectuez pratiquement pas de rotation de cultures, que vous mettez betteraves sur betteraves, voire maïs sur maïs, il ne faut pas s'étonner que le ravageur se délecte, passe l'hiver dans le sol et réapparaisse à la saison suivante. De plus, vous fabriquez des ravageurs résistants, puisqu'ils sont toujours plus ou moins touchés par le produit, donc c'est une catastrophe", souligne le président de l'UNAF. Gilles Lanio est très inquiet et regrette amèrement que Barbara Pompili "laisser passer et défende" cette dérogation, puisque pour l'apiculteur, "les néonicotinoïdes sont une bombe à fragmentation dans le temps pour la bidodiversité".
 

L’engagement du gouvernement pour que les betteraviers disposent d’insecticides efficaces en enrobage de semence doit être de nature à conforter les agriculteurs dans leurs intentions de semis.Extrait du communiqué de la Confédréation générale des planteurs de betteraves du 6 août 2020

La défense par les autorités d'une utilisation "raisonnée" des néonicotinoïdes, qui n'affecterait pas les abeilles — lorsque ces insecticides ne sont pas aspersés mais seulement enrobés sur les semences — met en colère le président de l'UNAF : "On nous explique que les abeilles ne vont pas aller sur les fleurs des betteraves parce que ce sera récolté avant, alors qu'on sait très bien que pour les plantes traitées avec cette substance chimique, il y a le phénomène de glutation : le végétal transpire naturellement et sécrète des petites goutelettes d'eau en périphérie de sa feuille, riches en sels minéraux, entre autres. Ces goutelettes d'eau attirent énormément les abeilles, et tous les insectes, en réalité. Nous avons fait une étude sur le maïs traité aux néonicotinoïdes et il est ressorti que ces gouttelettes d'eau contenaient cent fois ce que pouvait encaisser une abeille en termes de toxicité."

Pompili Tweets 2
Extrait du fil Twitter de la ministre de la Transition écologique expliquant l'encadrement de la dérogation grâce à l'enrobage des semences avec des néonicotinoïdes.

Filière industrielle contre agriculture "classique" ?

L'utilité des néonicotinoïdes en termes de rendements est au cœur du débat. Le syndicat CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves) a publié un communiqué dès le 6 août pour affirmer sa satisfaction de la future décision gouvernementale, après avoir alerté les autorités sur les ravages de la jaunisse de la betterave fin juillet et rencontré le ministre de l'Agriculture : "Face à une épidémie de jaunisse d’une ampleur inédite et qui touche l’ensemble de la France betteravière, le Ministre a pris la mesure de l’urgence sanitaire à laquelle était confrontée la filière. Face à ce risque pour la pérennité de la filière, il s’est engagé au travers d’un plan de soutien gouvernemental à la filière betterave-sucre (…) L’engagement du gouvernement pour que les betteraviers disposent d’insecticides efficaces en enrobage de semence doit être de nature à conforter les agriculteurs dans leurs intentions de semis".

La perte pour le secteur pourrait atteindre 50% cette année, selon le syndicat qui approuve les aides pour les industriels du secteur ainsi que les 5 millions d'euros pour la recherche d’alternatives [aux néonicotinoïdes] en associant l’Institut Technique de la Betterave et l’INRAE, que propose le ministre de l'Agriculture.

Extrait de l'enquête de Laure Chanon pour l'UNAF en 2017 : "Comment le système agricole français encourage l'utilisation des néonicotinoïdes de manière préventive"
 

Extrait enquête néonicotinoïdes

La Confédération paysanne, syndicat de défense des petits agriculteurs — farouchement opposé aux procédés agro-chimiques  — a pour sa part publié lui aussi un communiqué le 14 août 2020. Le syndicat dénonce les alarmes lancées au sujet de la jaunisse des betteraves, en rappelant qu'"en 2019, la gravité des dégâts dus à la jaunisse nanisante est restée très faible avec en moyenne 1,5 % de la surface touchée à l'échelle nationale. Les dégâts sont probablement plus importants cette année, mais l'incidence économique globale de la jaunisse ne sera pas aussi catastrophique qu'affirmé." La filière ne serait pas autant touchée que ce qu'elle le prétend, selon la Confédération paysanne, qui précise que "certains agriculteurs et agricultrices pourront être plus touchés que d'autres et c'est cette crainte qui peut inciter la majorité à effectuer un traitement préventif systématique par enrobage des semences aux néonicotinoïdes (…)".

Si les plantes sont malades, ça vient sans doute du fait que le sol n'est pas en bon état. La nutrition sous forme d'azote soluble, pour fertiliser la culture, fait que les plantes sont fragilisées (…) Avec beaucoup d'azote soluble, donc de tissus tendres sur la plante, ça attire l'insecte piqueur.Damien Houdebine, Secrétaire national de la Confédération Paysanne

Ces deux visions de l'agriculture sont très différentes, puisque d'un côté c'est une agriculture intensive qui produit majoritairement pour le secteur industriel avec des procédés basés sur l'agro-chimie et de l'autre une agriculture classique, surtout alimentaire et à petite échelle. La Confédération paysanne rappelle dans son communiqué cette contingence très spécifique liée au modèle industriel qui affecte les betteraviers du CGB : "Suite à la dérégulation de la production et à la suppression des quotas et du prix minimal garanti de la betterave, la filière betterave est en réelle difficulté économique. La grille de paiement des contrats accordés aux paysans incite à une production maximale. Poussée par les industriels privés ou coopératifs (Tereos produit sur d'autres continents), la compétition internationale sur la production du sucre, alcool et amidon, pour l'alimentation ou l'énergie, conduit la majorité des paysans dans le mur et pousse à des modes de production intensifs et spécialisés au détriment de la durabilité des agroécosystèmes et de la biodiversité."

Modèles agricoles incompatibles ?

La polémique sur la réautorisation des néonicotinoïdes est un arbre qui cache la forêt pour le Secrétaire national de la Confédération Paysanne, Damien Houdebine. Bien que farouchement opposé à cette dérogation — qui pourrait être aussi accordée aux producteurs de maïs qui militent en ce sens —, le représentant du syndicat agricole ne nie pas les problèmes que connaît la filière betterave. Mais c'est pour lui le modèle de production agricole français qui est en cause, pas une crise causée par une invasion de pucerons développant de façon inéluctable une maladie sur les plantations. "Si les plantes sont malades, ça vient sans doute du fait que le sol n'est pas en bon état. La nutrition sous forme d'azote soluble, pour fertiliser la culture, fait que les plantes sont fragilisées, notamment au début de leur cycle de production. Et avec beaucoup d'azote soluble, donc de tissus tendres sur la plante, ça attire l'insecte piqueur", explique le représentant du syndicat.

Damine Houdebine souligne aussi un aspect très important du modèle agricole intensif français, très dépendant des insecticides, par la présence ou non d'insectes auxiliaires prédateurs. "Si l'on veut continuer à faire de l'agriculture tout court, il faut que l'on installe des agro-écosystèmes. Cela veut dire remettre des arbres par exemple. Je pense qu'il n'y en a pas beaucoup dans les zones de betteraves, qui sont souvent des zones de grandes cultures. Il faut créer des écosystèmes, dans une logique de prévention biologique, en stimulant la santé de la plante. Il y a des bio-stimulants pour faire ça, des purins de plantes, des décoctions, des macérations."

Veut-on une souveraineté alimentaire ou non ? Parce que dans le cas des betteraviers et du ministère de l'Agriculture aujourd'hui, c'est une question de stratégie industrielle, rien d'autre.Damien Houdebine, secrétaire général de la Confédération paysanne

Cette approche ne correspond pas du tout à celle des agro-industriels de la betterave, soumis aux pressions financières, à la rentabilité maximale, dans une approche plus industrielle qu'agricole, ce que Damien Houdebine démontre : "Avec les prix à la baisse causés par la dérégulation des prix de la betterave, il s'est passé ce qu'il s'est passé. La filière est dans une logique de compétition et de recherche du volume pour baisser les coûts. Donc, tout est fait pour que les pratiques actuelles continuent, et si l'on veut sortir de cette logique, à un moment il faut commencer. Le souci c'est que ces agriculteurs ne veulent jamais commencer. Ils préfèrent aller demander des dérogations ou empêcher l'interdiction des pesticides pour ne jamais changer de système".

La sortie des pesticides est une nécessité environnementale et sanitaire qui a été inscrite dans la Loi sur la biodiversité de 2016. Mais pour que cette sortie soit possible, ce sont les pratiques et le modèle agricole qui doivent être revus, sans quoi, l'histoire ne cessera de se répéter, comme c'est le cas pour le retour des néonicotinoïdes dans les plantations de betteraves. Damien Houdebine résume cette nécessité d'un engagement politique :"Il faut commencer une transition, et l'État a son rôle à jouer, la PAC (Politique agricole commune) aussi. On ne va pas se voiler la face, cette transition aura un coup économique, mais il faudrait poser la question à la population : veut-on une souveraineté alimentaire ou non ? Parce que dans le cas des betteraviers et du ministère de l'Agriculture aujourd'hui, c'est une question de stratégie industrielle, rien d'autre."