Fil d'Ariane
Une piste de neige artificielle à Filzmoos, en Autriche, en janvier 2023.
Partout où il fait froid, le couvert neigeux joue un rôle crucial dans l’équilibre écologique des territoires. Sa dégradation, en raison des changements climatiques, aura des conséquences sur nous tous, que nous soyons skieurs ou pas.
L’ère de l’après-ski n’apparaît pas vraiment comme une fête.
Dans l’hémisphère Nord, le manteau neigeux qui habille nos hivers et les sommets de nos montagnes continuera à s’amincir, y compris un peu partout au Canada. Un phénomène alimenté par les bouleversements du climat d’origine humaine, comme l’ont montré des chercheurs américains dans une étude parue dans la revue Nature, au début de janvier.
Selon cette étude, les changements climatiques ont modifié le manteau neigeux printanier dans 31 principaux bassins fluviaux de l’hémisphère Nord, y compris le Saint−Laurent et les Grands Lacs.
L’industrie du ski est évidemment une victime directe de cette nouvelle réalité, au Canada comme ailleurs. Dans l’Ouest canadien, l’hiver actuel est peut-être un avant-goût du futur.
En Europe, dans les Alpes ou les Pyrénées, la situation est si critique que l’équivalent français de notre vérificateur général, la Cour des comptes, s’en est mêlé. Dans un rapport qui a fait grand bruit, les experts de cette institution estiment que seules quelques stations peuvent espérer poursuivre leurs activités de ski au-delà de 2050.
Ce n’est d’ailleurs pas d’hier qu’on parle des risques que pose le dérèglement du climat pour le ski. J’ai souvenir d’avoir couvert la publication d’un rapport du consortium Ouranos sur l’avenir de cette industrie au Québec face aux changements climatiques… en 2006, il y a presque 20 ans.
Manque quasi-total de neige sur des terres agricoles au sud de Régina, dans le centre du Canada.
Malheureusement, les images désolantes des skieurs qui dévalent des pentes dégarnies ne sont que la pointe de l'iceberg de la dégradation du couvert neigeux.
Selon Ressources naturelles Canada, la part du couvert de neige a diminué de 5 % à 10 % par décennie depuis 1981 au pays, en raison de l’arrivée tardive de la neige en hiver et de la fonte printanière plus précoce.
Cette disparition graduelle a cependant des effets environnementaux plus inquiétants encore. Car la neige, c’est beaucoup plus qu’une simple couche sur laquelle on peut glisser. La neige n’est pas inanimée, elle est bien vivante.
Quand elle tombe normalement, la neige est un immense réservoir d’eau qui attend de fondre pour abreuver toute une géographie qui a soif.
Si la Saskatchewan peut se targuer d’être le premier exportateur mondial de lentilles et de pois secs et un joueur important dans la production de blé, de canola (proche du colza) ou de graines de moutarde, c’est en très grande partie grâce à la neige qui tombe dans les montagnes de la province voisine, stockée dans les glaciers des Rocheuses.
En temps normal, le printemps venu, le grand réservoir qui s’est construit au fil de l’hiver fond de façon graduelle et libère progressivement ses eaux, abreuvant de façon équilibrée une grande partie du vaste réseau hydrographique de l’Ouest canadien, jusqu’à tard dans l’été.
Dans le centre du Canada, la rivière Saskatchewan Sud et le centre-ville de Saskatoon à l'arrière-plan, en Saskatchewan, le 6 décembre 2023.
"Quand vous allez à Saskatoon et que vous voyez la rivière Saskatchewan Sud, seulement 1 % du débit de cette rivière provient de la Saskatchewan. Le reste vient des Rocheuses", expliquait l’hydrologue John Pomeroy à Radio Canada en 2022.
C’est la même chose ailleurs au pays, autant dans les nombreux vergers et vignobles de la vallée de l’Okanagan que dans les basses terres du Saint-Laurent ou dans les réservoirs d’Hydro-Québec : la neige accumulée pendant l’hiver est une source d’approvisionnement en eau essentielle.
Sauf que les changements climatiques perturbent ce cycle. De plus en plus souvent, c’est de la pluie qui tombe au lieu de la neige pendant l’hiver dans les montagnes, de l’eau qui s’évapore en bonne partie avant d’atteindre les rivières.
De plus, comme les températures sont plus chaudes et que le printemps est plus hâtif, la neige fond rapidement, sur une période plus courte, et plus tôt dans la saison. Un phénomène qui perturbe le cycle d’approvisionnement en eau, notamment dans les Prairies canadiennes. À la fin de l’été, lorsque les agriculteurs ont un grand besoin en eau, il ne reste plus grand-chose.
Quand les années à faible couvert de neige s’accumulent, c’est la sécheresse qui s’installe sur les territoires touchés. C’est ainsi que se développent les conditions propices aux feux de forêt, un phénomène qui a marqué au fer rouge l’année 2023 au Canada.
Rick Mitzel, directeur général de SaskMustard, examine des plants de moutarde.
Les activités agricoles en souffrent aussi. Les Français n’oublieront pas de sitôt la pénurie de moutarde de Dijon qui a frappé leur pays en 2021. Des circonstances qui trouvent leur origine au Canada, causées par la sécheresse en Saskatchewan, grand producteur de graines de moutarde.
J’ai toujours aimé l’expression manteau de neige pour illustrer la façon dont cette vaste couche blanche couvre le paysage. Elle nous rappelle le côté rassurant de la neige, qui protège, enveloppe, calme, qui invite au silence, qui assourdit. Celle qui réchauffe, même.
Car c’est un peu tout ça que fait la neige sur le sol.
Elle joue d’abord un rôle d'isolant pour la flore, et son accumulation détermine la température du sol : elle protège la végétation en la recouvrant pendant l'hiver et permet d’atténuer les effets des variations de température dans l’air ambiant. Même s’il fait -15 °C, -20 °C ou -30 °C, la température du sol, elle, reste stable, soit autour de 0 degré sous la couche de neige, qui piège la chaleur du sol.
En cas d’une fonte trop précoce de la neige, la végétation se réveille plus tôt et peut être davantage soumise à des regels, ce qui perturbe son cycle naturel. Ce phénomène peut avoir des effets en cascade, notamment sur la richesse nutritionnelle de la verdure et donc sur la qualité de la chaîne alimentaire des espèces herbivores.
Le petit univers qui fourmille sous l’enveloppe blanche peut aussi être grandement perturbé. Sous les couches de neige, la vie suit son cours. Les micro-organismes dans le sol montent dans la neige pour aller chercher de l'eau. Les petits rongeurs y chassent, les perdrix s’y réchauffent, les loutres y creusent des galeries pour accéder aux rivières, et toute une faune microscopique y vit, abritée. Certains lichens et certains microbes réalisent leur photosynthèse lorsqu'ils sont recouverts de neige.
L’absence de couverture neigeuse perturbe ainsi les interactions entre les plantes et certains animaux et bouleverse les processus microbiens essentiels à l’équilibre écologique.
Quand la pluie tombe sur la neige lors d'un redoux, elle désorganise le cours des choses. Très souvent, une couche de glace étanche se forme sur le sol et asphyxie ce qui est dessous. Les conséquences de ce phénomène sont multiples.
Pour le fermier qui élève du bétail, ça peut vouloir dire la mort précoce du foin qui sert à nourrir ses bêtes dans les champs.
Balle de foin ronde au milieu d'un champ jauni. Un peu de neige au sol.
Pour les animaux sauvages qui ont l’habitude de se nourrir en mangeant la végétation qui se trouve sous la neige, cette couche de glace constitue un obstacle majeur qui peut mettre en danger une partie de la faune locale.
Enfin, la neige est une formidable machine optique : c’est la surface naturelle qui réfléchit le plus la lumière visible. Une caractéristique qui contribue non seulement à l’équilibre climatique de la planète, mais aussi à la santé humaine.
D’une part, le blanc du grand tapis neigeux permet un "effet albédo", c'est-à-dire qu'elle permet de réfléchir le rayonnement solaire vers l’atmosphère. Cette énergie qui retourne au ciel évite justement que la chaleur reste au sol. Une surface sans neige, foncée, va au contraire absorber les rayons du soleil et emprisonner la chaleur.
La banquise de glace en Arctique remplit la même fonction, c’est pourquoi la fonte de cette grande surface blanche qui laisse place à la mer noire contribue au réchauffement des températures. Partout sur la planète, le couvert de neige permet donc d’atténuer les changements climatiques.
Un couple marchant dans le centre ville de Montréal, sous une tempête de neige.
D’autre part, les scientifiques mesurent aujourd’hui les bienfaits de la lumière naturelle générée par les surfaces enneigées, non seulement sur la santé humaine, mais aussi sur la sécurité des citoyens, sur la qualité de l’aménagement urbain et sur le développement économique.
Par temps gris ou ensoleillé, ou même pendant la nuit, la qualité de la luminosité est améliorée par la présence de la neige. On le comprend, la disparition graduelle du manteau de neige a des effets très concrets sur l’environnement. Mais le phénomène touche aussi l’essence même du tissu qui compose le pays. La neige est un élément central de l’imaginaire collectif du Québec et du Canada. On la pellette, on y glisse, on s’y enlise, on en fait des bonhommes, on s’émerveille de sa beauté. Mais pour combien de temps encore?