Comment gère-t-on l'eau aujourd'hui en France ?

Avec un risque de sécheresse estivale encore plus important qu'en 2022, la question de l’accès à l’eau est au cœur des inquiétudes. Comment se gère l'eau aujourd'hui en France ? Décryptage avec Fabienne Trolard, directrice de recherches à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) et agrégée de l'enseignement supérieur en géosciences. 

 

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lac de Serre-Ponçon dans le sud de la France

Des îles se formant au-dessus de la ligne de flottaison sont photographiées au lac de Serre-Ponçon dans le sud de la France, le mardi 14 mars 2023.

(AP Photo/Daniel Cole)
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Les précipitations hivernales n’ont pas été suffisantes en 2022 pour recharger les stocks d’eau contenus dans les sols français. Selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), 68% des nappes phréatiques française étaient en dessous de leur niveau normal en avril 2023, contre 58% l’année précédente. En mars 2023, le niveau était inférieur à 75%

L’eau présente dans les nappes phréatiques représente pourtant plus de 60 % de la consommation d’eau potable et plus de 30% de la consommation d’eau du milieu agricole, selon les données officielles de Vie-publique. Le secteur industriel est aussi dépendant de cette ressource.

Carte BRGM

Carte des niveaux de renouvellement des nappes phréatiques en France au 1er mai 2023.

Bureau de Recherches géologiques et minières (BRGM)

Pour pouvoir subvenir aux besoins des populations, de l’agriculture et de l’industrie, les nappes phréatiques ont besoin de se régénérer. Or, le manque de précipitations, notamment en hiver, le dérèglement climatique et l'exploitation excessive des ressources réduisent aujourd'hui de manière notable les recharges cycliques. 

TV5MONDE : La France a connu en 2022 l’une des sécheresses les plus importantes de son histoire. En jetant un œil aux données fournies par le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), on constate que le renouvellement d'eau de ces nappes phréatiques est moins important que l'an dernier. Peut-on s’attendre cet été à une situation de sécheresse d’autant plus inédite ? 

Fabienne Trolard, directrice de recherches à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAEet agrégée de l'enseignement supérieur en géosciences : Ce n’est pas si simple que cela, rien ne nous dit que nous allons avoir un été similaire à 2022. L’an dernier, nous avons eu un anticyclone qui a stationné pendant plusieurs semaines sur la France. La météo fait partie des facteurs imprévisibles dans le cycle de l’eau.

Eau potable en France

Les eaux souterraines sont utilisées pour fournir en eau potable les citoyens mais aussi l’industrie et l’agriculture. 

Pour faire des prélèvements dans des nappes phréatiques en France, une déclaration ou une autorisation de la préfecture est nécessaire. Pour un forage en vue de recherches ou de surveillance, ou même un prélèvement temporaire, une simple déclaration suffit, tout comme pour un prélèvement entre 10 000 et 200 000 m3 par an.

En revanche, pour un prélèvement supérieur à 200 000 m3 par an, une autorisation du Préfet sera nécessaire.

TV5MONDE : Qui gère l’accès à l’eau de ces nappes phréatiques en France ? Sous quelles conditions ?

Fabienne Trolard : Tout ce qui correspond aux ressources souterraines appartient à l'État. Même si vous êtes propriétaire d’un terrain, le sous-sol ne vous appartient pas.

Cependant, on peut avoir des concessions minières mais c'est l'État qui décide de leur exploitation.

Le principe du foncier en France date de la Révolution française. Si on veut exploiter les ressources souterraines, il faut un accord avec l'État qui choisit les groupes privés et/ou publics qui peuvent les exploiter et qui détermine la quantité autorisée. 

Si l’eau est une ressource renouvelable, à la différence des minerais, elle reste limitée en termes de quantité. Fabienne Trolard, directrice de recherches à l'INRAE

En revanche, l'eau de pluie appartient à tout le monde. Il n'y a pas de propriété dessus. Elle fait partie du cycle de l’eau et rejoint les ressources souterraines par infiltration. 

Si l’eau est une ressource renouvelable, à la différence des minerais, elle reste limitée en termes de quantité. Il y a un capital qui s'épuise. Le problème, c'est que concernant les eaux souterraines, on connaît très mal les réservoirs parce qu’on ne les voit pas. On a du mal à les gérer car on ne connaît pas bien aussi leurs taux de renouvellement. 

C’est le drame actuel en Espagne, en Italie et même au Maroc, où ces réservoirs d’eau ont été surexploités. Autour de Marrakech, il y a eu une large augmentation de l'espace agricole. On s’est mis à planter des oliviers, des orangers, parce qu’on avait de l’eau dans la  nappe. Sauf qu’en 20 ans, on a perdu 40% de la réserve. L’eau n’est pas tombée pour renouveler ce qui a été utilisé pour l'irrigation ou perdu par évaporation. Grâce à la biochimie isotopique, on peut connaître les âges des eaux et on voit que certains aquifères ont 1000, 1500 ans. Cela veut dire que ça fait autant d’années que l'eau est là et qu'il n'y a pas eu de renouvellement ou de manière très marginale. Des nappes ne se renouvelleront pas à l’échelle humaine.

De manière générale, en milieu méditerranéen, les nappes phréatiques sont très profondes. Il faut donc faire des forages pour puiser l’eau. Sauf qu’on ne laisse pas le temps aux nappes de se renouveler. La difficulté, accentuée par le réchauffement climatique , c’est la diminution de la pluviométrie dans certaines régions. Cette méconnaissance des ressources souterraines implique de mauvais choix en surface.

TV5MONDE : Dans les Vosges en France, des décennies d'exploitations sans limite des eaux du sous-sol de la part des acteurs économiques locaux imposent aujourd’hui à mettre en place des rationnements. Finalement, existe-t-il un vrai contrôle de l’État sur cette ressource ? 

Fabienne Trolard : Jusqu'à présent, la question ne se posait pas trop puisqu’on avait suffisamment d'apports qui faisaient que les renouvellements se faisaient sans trop de difficultés. Effectivement à Vittel, les acteurs économiques ont puisé sans compter pendant des années. On a affaire à une ressource renouvelable, certes, mais pas dans les temps d'exploitation. Des collègues sur place m’ont parlé d’une centaine d’années nécessaires pour renouveler le stock prélevé ces 30 dernières années. Nous sommes dans cet ordre de grandeur. Il y a une surexploitation avec une mauvaise connaissance des réservoirs, parce qu'effectivement ça demande des investigations qui sont assez lourdes, qu'on sait très bien faire néanmoins. On sait le faire sur des installations pétrolières, par exemple. Mais l’eau ne rapporte pas autant que le pétrole. 

A Vittel, la gestion de l’eau trouble

La nappe des grès du Trias inférieur (nappe GTI), située à 150 mètres sous-terre, à Vittel dans les Vosges, dispose d’une eau potable de qualité. Cette eau a été prélevée pendant des décennies à des fins agricoles et pour les industries locales, comme le groupe Nestlé Waters et ses bouteilles Vittel. Néanmoins, les prélèvements ont été excessifs et ont dépassé allègrement les trois millions de mètres cubes annuels, pour une capacité de recharge naturelle de 2,1 millions de mètres cubes. Chaque année, la nappe perd donc plus d'un million de mètres cubes, soit plus d'un milliard de litres. Son niveau baisse aujourd’hui dangereusement. 

Depuis 2010, une commission locale de l’eau (CLE) a été mise en place pour élaborer une politique de gestion de l’eau or, dès le départ, la commission a fait le choix de ne pas contraindre les entreprises locales, pour préserver l'activité économique dans un département vieillissant. Conscients de l'enjeu, certains ont eux-mêmes engagé des politiques de réduction des prélèvements. Nestlé Waters a ainsi réclamé à la préfecture de diminuer d'un million à 500.000 m3 son autorisation de prélèvement, qui devrait encore être ramenée, à sa demande, à 200.000 m3.

TV5MONDE : Certaines institutions publiques ou privées alertent cependant les autorités de ces dangers ? 

Fabienne Trolard : L’État s’est quelque peu désengagé il y a quelques années de la gestion des ressources en eau, et l’a confié aux régions. Sauf que l’État n’a pas transmis pour autant les compétences ou le personnel. Aucun service n’a été mis en place au niveau régional pour gérer ces questions. Chacun est parti en ordre dispersé. Les agences de l’eau ont été isolées. L’Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) a été dissous bien que le plan eau du gouvernement avait comme priorité de remettre son action en place.

Les nombreuses agences de l’eau ont chacune une politique locale différente, si bien que quand vous changez de bassin, de région, il y a des problèmes de coordination sur la qualité des données auxquelles les autorités ont accès. Dans la région PACA, (Provence Alpes Côte d’Azur, ndlr), nous sommes plutôt bien lotis car la question de l’eau est cruciale depuis longtemps. J’ai beaucoup travaillé avec les agences de bassin locales notamment le Syndicat mixte de gestion des nappes de la Crau (SYMCRAU), une commune de 20 000 habitants dans le Var, qui n’a eu de cesse d’alerter sur le niveau bas des nappes. 

La régionalisation de la gestion de l’eau a mis en lumière un manque de compétences, notamment en hydrogéologie. Fabienne Trolard

La Crau possède la deuxième nappe de France, avec plus de 55 millions de mètres cubes. Elle correspond à l’ancien aquifère (NDLR : réservoir d’eau souterrain) de la Durance qui est aujourd’hui une rivière mais il y a 20 000 ans, c’était un fleuve qui se jetait dans la Méditerranée. 

TV5MONDE :  Quelles difficultés rencontrent les pouvoirs locaux dans leur gestion de l’eau ? 

Fabienne Trolard : La régionalisation de la gestion de l’eau a mis en lumière un manque de compétences, notamment en hydrogéologie.

Mais certaines municipalités s’organisent en régies municipales pour la gestion de l’eau potable, pour éviter de payer des droits élevés aux groupes industriels, qui sont dans une logique mercantile. Mais ce schéma-là ne peut plus fonctionner dans les années à venir. Cela fait au moins 30 ans que tous les modèles climatiques montrent une tendance à la sécheresse, et cela fait au moins 15 ans que les chercheurs tirent la sonnette d'alarme en disant “vous ne pouvez pas continuer à gérer les ressources en eau comme ça”. 

TV5MONDE : La défense des ressources en eau varie donc d’une région à une autre, d’une préfecture à une autre, en fonction de la communication entre les autorités et les agences locales ? 

Fabienne Trolard : Il y a aussi le jeu des des grands groupes d'eau, des industriels qui font du lobbying auprès de l’État pour ne pas changer la législation sur l’utilisation de l’eau souterraine. Le marché de l’eau en France est un marché captif. Les traiteurs d'eau usagée par exemple font de l'eau potable, vous la vendent, et vous la tarifie pour payer l'assainissement. 

En France, à la différence d'autres pays européens, il y a très peu de réutilisation des eaux usées traitées. Il était interdit avant 2017 d’avoir un double circuit dans les maisons, contrairement en Allemagne ou en Belgique où depuis plus 30 ans, on peut récupérer les eaux de pluies et les stocker dans des citernes. On peut les utiliser aussi pour certaines activités domestiques comme les toilettes ou la machine à laver qui n’ont pas besoin d’eau potable. 

Jusqu’en 2017, il était interdit en France d’utiliser autre chose que de l’eau potable pour les activités humaines, y compris dans l’industrie. C’est quand même assez surprenant que cela n'ait pas été uniformisé à l’échelle européenne. 

La gestion de l'eau dépend jusqu’à ce jour du droit des États. Il y a eu auparavant des directives sur l'eau au niveau européen, mais il y a toujours eu une adaptation à la législation nationale.