Fil d'Ariane
La COP16 sur la biodiversité s’est ouverte lundi 21 octobre en Colombie. Au programme : financements, crédits biodiversité, « objectif 30x30 »,… Des associations de défense des peuples autochtones, comme l’organisation Survival, critiquent une vision de la protection de l’environnement qui néglige leurs droits. Entretien avec la directrice de sa branche française, Fiore Longo.
Une personne indigène, à gauche, tient une pancarte avec un message en portugais : « Urgence climatique, la réponse c'est nous » pour protester contre une proposition de loi qui changerait la politique de démarcation des terres indigènes, à Brasilia, au Brésil, mardi 30 mai 2023.
TV5MONDE : La COP16 Biodiversité est présentée comme une « COP des peuples », qui intègre les peuples autochtones et valorise leur rôle dans la préservation de l’environnement. Est-ce une avancée, selon vous ?
Fiore Longo, directrice de Survival France, ONG de défense des droits des peuples autochtones : Je crois beaucoup au pouvoir des représentations et des imaginaires. Voir des délégués autochtones dans des réunions aussi importantes représente toujours une avancée positive. Ces populations ont été marginalisées, invisibilisées pendant des années. Donc je pense que c'est toujours une bonne chose que cela évolue.
Mais le changement de représentations n'est pas suffisant, il faut changer les structures de pouvoir. C'est bien d'inviter, d’inclure les peuples autochtones et leurs représentants, mais ça serait bien mieux qu’ils puissent prendre des décisions pour eux-mêmes, dans leur territoire, et qu’on respecte leurs droits. C'est donc un premier pas très positif, mais pas assez par rapport à la route qu'on devrait prendre.
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TV5MONDE : Quel problème principal pointe votre organisation sur cette COP et vis-à-vis des enjeux des peuples autochtones ?
Fiore Longo : L'un des aspects les plus importants discutés lors de cette COP concerne les financements pour la mise en place du Fonds du cadre mondial de la biodiversité, approuvé l'an dernier.
Ce qui a été décidé pour l'instant, ce n'est pas un nouveau fonds de financement différencié, comme plusieurs pays du Sud le demandaient. C'est un fonds qui se trouve sous la responsabilité d’un organisme qui existe déjà : le Fonds pour l'environnement mondial (le FEM est une organisation internationale, aujourd’hui premier bailleur de fonds pour des projets liés à l’environnement, NDLR).
C’est controversé car, pour prendre un exemple, il ne prévoit pas la nécessité d'obtenir le consentement des peuples autochtones pour les projets qu'il finance.
De plus, Survival International a analysé les projets qui ont déjà été acceptés pour recevoir ce type de financements et ce qu'on remarque, c'est que 85% de ces projets sont gérés par des grandes organisations de protection de la nature ou de grands organismes internationaux, comme la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, NDLR) ou le WWF (l’une des plus importantes ONG internationales pour la protection de la nature, NLDR). Ces grandes institutions sont déjà soupçonnées d'avoir mal géré leurs projets, en termes de violations des droits humains. Il y a eu plusieurs scandales sur les aires protégées du WWF au Congo.
Au lieu d’aller aux peuples autochtones, l'argent continuera à aller à ces grandes agences. Seules les organisations accréditées peuvent accéder à l’argent de ces fonds. C’est quasiment impossible pour les organisations autochtones d'y avoir accès directement.
Enfin, les projets qui sont proposés sont des projets qui ne concernent pas ou très peu les peuples autochtones. On continue à financer des projets typiques de la « conservation-forteresse » (modèle qui repose sur le fait d’éliminer toute présence humaine des zones protégées, NDLR), donc des projets très verticaux et très militarisés. Ils ont pour objectif de protéger la nature, en expulsant les peuples autochtones.
D’un point de vue des droits humains, c’est problématique, car les populations les plus vulnérables, qui ont le moins contribué à la destruction de l'environnement perdent accès à leur terre. D’un point de vue environnemental, c’est controversé aussi, parce les territoires qui comptent le plus de biodiversité au monde se trouvent sur les terres autochtones. Les peuples autochtones produisent moins de déforestation qu’une aire protégée classique.
La question des financements constitue donc l’élément le plus « chaud » de cette COP. Il s’agit aussi d'un conflit entre le Nord global, qui est responsable de la destruction de la biodiversité, et les Sud. Pour nous, la question est centrale, parce que si l’argent finit toujours dans les mains des mêmes associations, on ne va pas avancer.
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TV5MONDE : Qu’attendriez-vous comme mécanismes à la place de ceux proposés sur la question des financements ?
Fiore Longo : Nous attendons un fonds séparé qui ne soit pas inclus dans le FEM. Un fonds avec de nouvelles règles, parmi lesquelles la nécessité d'obtenir le consentement des peuples autochtones. C’est également ce que des nombreux pays du Sud demandent. Mais les "industries de la conservation" n’y ont pas intérêt.
Nous voudrions aussi que la majorité de ce fonds soit destinée aux communautés locales, aux organisations locales. Que tous les projets de type "conservation-forteresse" soient interdits. Cet angle serait d’ailleurs beaucoup moins coûteux.
Le respect et la reconnaissance des droits territoriaux des peuples autochtones seraient bien sûr les premières choses à prendre en compte.
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TV5MONDE : Pourquoi votre organisation est-elle opposée à l’extension des aires protégées, discutée lors de cette COP16 ?
Fiore Longo : L’objectif 30x30, c’est-à-dire l'idée qu'il faut mettre les 30% de la planète sous différents types de statuts de protections d’ici 2030, nous pose problème. Grâce au lobbying des organisations autochtones, on a réussi à inclure la reconnaissance des territoires autochtones au sein de cet objectif, mais ce n’est pas appliqué dans les faits.
La majorité des gens pensent qu’une aire protégée signifie simplement un endroit où la nature est protégée. Lorsqu’on pense à une aire protégée en France, on pense à un parc naturel. Ce n'est pas tout à fait la même chose en Afrique ou en Asie.
La majorité des aires protégées sont gérées par des ONG. Il s'agit de territoires où habitent souvent des populations autochtones, qui sont transformés en zones militarisées et qui ne respectent pas leurs droits territoriaux. La population locale ne peut plus y accéder alors que des activités comme le tourisme y sont possibles.
Quand on parle de perdre l'accès à la terre, il faut aussi garder en tête que pour les peuples autochtones, la terre est vie. Par exemple, pour des sociétés pastorales en Afrique de l’Est, tout ce qu'ils sont en tant que peuple est lié à leur terre. Perdre leur terre ne signifie donc pas seulement perdre leur moyen de subsistance, ce qui est déjà catastrophique, mais c'est aussi ne plus pouvoir accéder à leur terre pour organiser des rituels ou pour la récolte des plantes médicinales par exemple.
Pourtant, on connaît bien l’effet positif qu’ont les populations locales sur la nature. Les écosystèmes, même sauvages, sont en réalité façonnés par des peuples autochtones. Les peuples autochtones contrôlent mieux la déforestation sur leur territoire, comparé à une situation où personne n’y vit. Ils savent ce qu’ils font, ils l’ont fait pendant des générations. C'est une erreur de voir la population locale comme un ennemi. Donc la perte de l’accès à la terre des peuples autochtones pour la création de ces aires protégés, c'est totalement catastrophique, pas seulement pour eux, mais aussi pour la nature.
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TV5MONDE : Quel prisme proposez-vous pour prendre davantage en compte ces problématiques ?
Fiore Longo : Notre intérêt à nous, ce n’est pas seulement de défendre les droits des peuples autochtones, c'est aussi défendre notre terre en commun. Cet objectif de 30%, tel qu’il est appliqué aujourd’hui participe à l'expansion des aires protégées classiques, qui ne sont pas en train d'empêcher la destruction de l'environnement.
Pour vraiment arrêter la perte de la biodiversité, il faut regarder les causes de cette perte, c’est-à-dire les racines du problème comme l'exploitation de la nature pour le profit, l'exploitation extensive des sols, l'utilisation de fertilisants, etc. Les grands problèmes restent la destruction de l’environnement, la surconsommation et la surproduction. Tout ça devrait être adressé plutôt que de simplement continuer à créer plus d’aires protégés.
Ce qu’on voit aujourd'hui, c’est que, lorsque les communautés locales et les peuples autochtones ont accès à leur terre et voient leurs droits reconnus, ils se trouvent être de meilleurs acteurs que les ONG en termes de protection de la nature.
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TV5MONDE : Quelles spécificités observez-vous à propos de cette COP par rapport aux précédentes ?
Fiore Longo : C’est une bonne chose que cette COP se tienne en Colombie. C'est un pays où il y a beaucoup de peuples autochtones, qui dispose d’une législation extraordinaire sur leurs droits et a une tradition très forte en la matière. Certaines luttes en Colombie ont marqué l’histoire des droits des peuples autochtones. Le fait que les pays se réunissent là-bas représente donc déjà pour moi un précédent et on pourrait en tirer quelque chose de positif. Mais cette participation autochtone, en termes concrets dans les discussions et les négociations, ne se voit pas.
L’autre spécificité concerne les débats au sujet du marché des crédits biodiversité. C'est la question qui domine les discours. C'est la première fois que des propositions sur la création d'un marché global sont vraiment discutées. C’est surprenant, parce que ça arrive alors qu'on a de plus en plus de scandales liés au crédit carbone. Si on décide de prendre la route de ces crédits, je vois un avenir très sombre pour notre biodiversité.
TV5MONDE : Pouvez-vous nous expliquer l’opposition de votre organisation à ces crédits ?
Fiore Longo : Les crédits biodiversité ne sont pas une nouvelle idée. Cela existe aux États-Unis depuis les années 80, mais ça prend maintenant une forme très concrète.
Les crédits carbone sont des permis de détruire, qui sont achetés par les grandes compagnies polluantes. Tout le monde peut les acheter, mais dans les faits, ce sont surtout des multinationales qui le font. Ils sont générés par des projets qui, en théorie, empêchent l'émission de carbone dans l'atmosphère. Or des enquêtes indépendantes ont démontré que ces crédits sont inutiles, d'un point de vue de compensation climatique. Par exemple, les arbres introduits dans le cadre de plantations massives pour absorber du carbone peuvent être coupés à la fin de la période du projet.
Le journal britannique The Guardian a montré dans une enquête récente que 94% des projets de protection de la nature approuvés par l’organisme de certification Verra dans des forêts tropicales sont des projets inutiles, qui n’ont pas d’effets bénéfiques sur le climat.
Ce qui est arrivé avec les crédits carbone, ce n'est donc pas une réduction des émissions carbone comme on le voulait, mais bien le contraire. En plus, ces entreprises peuvent se dire « neutre en carbone » grâce à ces projets : nous obtenons donc du green washing.
Nous considérons qu’il va se produire la même chose avec les crédits biodiversité. C'est une fausse solution qui va permettre la poursuite de la destruction de la nature, avec l'excuse qu'on la compense ailleurs. Cet « ailleurs » se trouve sur le territoire des peuples autochtones. Ce sont eux qui vont payer les prix et leur territoire qui va être sacrifié.
TV5Monde : En quoi ces crédits biodiversité sont liés à la question des financements et des aires protégées ?
Fiore Longo : C'est une manière par laquelle les gouvernements du Nord et les grandes organisations de protection de la nature voudraient financer l'expansion des aires protégées et la soi-disant protection de l’environnement.
Ces crédits vont servir à financer un type d'approche de la nature qui ne fonctionne pas, marqué par un accaparement des terres. D'un point de vue des droits humains, c'est une catastrophe pour les peuples autochtones. Pour générer ces crédits biodiversité, il va falloir mettre en place des projets de conservation. Ils vont être faits là où il y a encore de la biodiversité : dans les pays du Sud et surtout sur les territoires des peuples autochtones.