Fil d'Ariane
La "Grande réinitialisation" promue par le Forum de Davos depuis juin 2020 est une somme de pratiques et de réformes à mettre en place au niveau mondial afin de créer une nouvelle donne économique, environnementale et sociale face à la crise sanitaire. Ce projet a pour ambition de créer un monde futur meilleur: "Il s’agit de rendre le monde moins clivant, moins polluant, moins destructeur, plus inclusif, plus équitable et plus juste que celui dans lequel nous vivions à l’ère pré-pandémique. Ne rien faire, ou trop peu, revient à avancer aveuglément vers toujours plus d’inégalités sociales, de déséquilibres économiques, d’injustice et de dégradation de l’environnement", explique l'organisation sur son site web. La nouvelle session annuelle du Forum économique mondial, traitant de la Grande Réinitialisation, a été repoussée à l'été à cause de la pandémie de Covid-19. Du 25 au 29 janvier, le Forum organisera de façon virtuelle les "Dialogues de Davos".
Malgré ces bonnes intentions, le projet de "Grande réinitialisation" est critiqué, voire utilisé pour développer des théories autour d'un "complot mondial des élites". C'est le cas en France avec le film diffusé sur Internet, "Hold-Up, retour sur un Chaos", qui en parle longuement dans sa dernière partie.
Au-delà de ces théories de "contrôle planétaire par les élites réunies à Davos", ou du terme contestable de "grande réinitialisation", quel est le contenu réel et concret de ce projet présenté comme une "transformation de l'économie et de la société" à l'échelle du globe ?
Une vidéo promotionnelle du "Great Reset" a été publiée en juin 2020 par l'organisation basée en Suisse, qui permet de mieux comprendre quelles en sont les grandes intentions :
Le concept central du "Great Reset" est donc la "transformation de toute notre société pour construire un monde meilleur", la planète étant à "un carrefour historique avec le changement climatique et les économies qui vacillent, les inégalités qui menacent les fondements de la société". Toujours selon l'organisation de Davos, il semble qu'il n'y ait plus "des sociétés" — au pluriel — mais une seule. La société globalisée donc, planétaire. La crise du coronavirus aurait "mis en évidence les failles de notre société et révélé à quel point notre monde est devenu injuste pour tant de personnes".
Avec la menace d'extinction, il n'y a qu'au niveau international que les problèmes peuvent être réglés. Le "Great Reset" provoque mon enthousiasme plutôt que mon inquiétude. Paul Jorion, anthropologue et analyste des systèmes financiers
Un schéma interactif sur le site web du Forum économique mondial, permet de connaître tout ce qui concernerait la Grande Réinitialisation. Ce sont en réalité toutes les activités humaines :
La solution pour résoudre les grands problèmes environnementaux et sociaux existe, selon le Forum de Davos, et elle se résume en une phrase : "Transformer l'économie". Pour y parvenir, l'organisation propose d'"orienter l'économie vers des résultats plus équitables, canaliser les investissements pour "construire mieux", développer des infrastructures et techniques de construction qui ne dégradent pas l'environnement et se servir de la quatrième révolution industrielle pour notre bien". Cette quatrième révolution industrielle est celle de l'automatisation des machines par l'intelligence artificielle et la généralisation des "énergies vertes". C'est elle qui, en grande partie, mènerait à "un monde plus vert, plus juste et plus prospère", toujours selon le Forum économique mondial.
Paul Jorion, anthropologue et analyste des systèmes financiers, voit dans cette partie du projet une véritable chance d'améliorer la justice sociale et de réduire les émissions de CO2. Pour lui, les critiques à l'encontre d'un nouvel ordre mondial qui prendrait le pouvoir, ou la dénonciation de solutions "vertes" de façade, sont décalées : "Critiquer l'aspect mondial de la proposition est à mon sens ridicule : comment lutter contre une pandémie, la montée des eaux des océans, le réchauffement climatique ? Au niveau régional, municipal ? Avec la menace d'extinction, il n'y a qu'au niveau international que les problèmes peuvent être réglés. Le Great Reset provoque mon enthousiasme plutôt que mon inquiétude. J'ai d'ailleurs félicité le président de Davos pour cette initiative dans une de mes chroniques, parce que pour moi cela renoue avec l'idée gaullienne de la participation."
L'énorme mât en acier d'une éolienne fait plus de 100 mètres de haut, les pales font plus de 50 mètres de long et sont en plastiques spéciaux. Le tout demande des métaux rares extraits de mines très polluantes. On est donc très loin de l'écologie, c'est même l'inverse. Jean-Louis Butré, président de l'association française d'utilité publique "Fédération environnement durable"
Qui pourrait ne pas vouloir "un monde plus vert, plus juste et plus prospère" ? Personne. Mais la question gênante au sujet du Great Reset serait plutôt celle des moyens envisagés pour parvenir à ce "monde meilleur et plus vert". Particulièrement dans le cadre de l'environnement et donc de l'écologie, les solutions proposées par le Forum de Davos sont sujettes à critique. C'est le cas des parcs éoliens, promus par Davos comme "des infrastructures et techniques de construction qui ne dégradent pas l'environnement".
Jean-Louis Butré, président de l'association française d'utilité publique "Fédération environnement durable", dénonce les ravages écologiques causés par les éoliennes, doublés de leur inefficacité énergétique : "Les éoliennes sont présentées depuis des années comme devant sauver la planète, mais c'est un mensonge marketing. Une éolienne terrestre c'est 2500 tonnes de béton armé dans le sol, donc c'est 25 millions de tonnes de béton pour 10 000 éoliennes. C'est l'équivalent d'une file de camions-toupie à béton qui, mis bout à bout, feraient la moitié du tour de la Terre. Et cela, seulement pour 10 000 éoliennes. L'énorme mât en acier d'une éolienne fait plus de 100 mètres de haut, les pales font plus de 50 mètres de long et sont en plastiques spéciaux. Le tout demande des métaux rares extraits de mines très polluantes. On est donc très loin de l'écologie, c'est même l'inverse. Sans compter les effets terribles que les éoliennes ont sur la faune, ainsi que la destruction des paysages et les nuisances sonores engendrées pour les populations qui vivent à côté…"
La problématique de l'efficacité énergétique de l'éolien et du photovoltaïque est aussi pointée du doigt par Jean-Louis Butré. La rentabilité économique des énergies dites "vertes" est effectivement mise en cause par des études depuis peu.
Sur le travail, la robotisation et l'économie en général, une sorte de "solution technologique universelle" semble s'appliquer avec le projet du Forum de Davos. Le "bonheur global et la justice sociale" seraient à notre portée, pour peu que le plus d'activités humaines possibles soient robotisées et automatisées, alliées à des grands projets "verts" et de nouvelles réglementations.
Du côté de la justice économique et sociale, l'économiste allemand Klaus Schwab — à la tête du Forum de Davos — a justement indiqué que l'une des priorités de la Grande réinitialisation était "d’inciter le marché à produire des effets plus équitables, en instaurant par exemple un impôt sur la fortune".
La "nouvelle régulation économique mondiale", passant entre autres par la fiscalité, semble très sociale et loin des discours habituels du forum de Davos. Paul Jorion a malgré tout confiance dans ce discours et confirme la nécessité selon lui d'instaurer ces nouvelles règles : "Il n'y a plus d'ordre monétaire mondial depuis 1971 et cela provoque des choses terribles. Il faudrait remettre en place un ordre monétaire international, en conservant à l'esprit que ces propositions fiscales et économiques du "Great Reset" sont des idées sociales-démocrates tout à fait classiques. Je suis pour l'impôt sur la fortune mondiale, je suis pour les retraits des subventions aux énergies fossiles et je suis pour les nouvelles règles régissant la propriété intellectuelle, le commerce et la concurrence".
On ne va pas changer le capitalisme financiarisé actuel par la bonne volonté des grandes entreprises, surtout quand on connaît le système des incitations à court terme qui caractérise ce système.
Dany Lang, maître de conférences en économie à l'Université de Paris 13 et membre du collectif des "Economiste Aterrés"
Dans un entretien accordé au quotidien allemand Die Zeit, Klaus Schwab explique que "le néolibéralisme a fait son temps (…) sa défaillance a été mise à nu par la crise du Covid-19 qui a exarcerbé les inégalités sociales". L’économiste, qui préside le Forum de Davos, définit le néolibéralisme comme "un capitalisme non réglementé et sans restriction", et dit vouloir "privilégier un capitalisme responsable qui s’attaque à deux défis majeurs que sont l’écart grandissant entre les riches et les pauvres, et la crise climatique."
La solution réside — selon Klaus Schwab et le projet de Grande réinitialisation — dans une "redéfinition du capitalisme, pour prendre en compte le capital financier, mais aussi le capital social, le capital naturel et le capital humain."
Dany Lang, maître de conférences en économie à l'Université de Paris 13 et membre du collectif des "Economiste Aterrés" ne voit pas comment le Great Reset pourrait résoudre les problèmes actuels de l'économie mondiale et de l'écologie : "Ce projet est certainement plein de bonnes intentions, mais ce n'est avec des champs d'éoliennes qu'on va résoudre la crise écologique et sociale. Connaissant Davos, j'attends aussi de voir si dans un an, une fois l'épidémie derrière nous, leur discours sera toujours le même. Mais surtout, on ne va pas changer le capitalisme financiarisé actuel par la bonne volonté des grandes entreprises, surtout quand on connaît le système des incitations à court terme qui caractérise ce système."
Pour ce spécialiste de la macroéconomie, de la finance et de la modélisation, ces déclarations de refondation du capitalisme sont en réalité absurdes : "On part toujours de l'existant, on ne peut pas refonder entièrement un système comme le capitalisme financiarisé, comme ça. C'est de la poudre aux yeux. C'est très bien ce discours de Davos, mais il faut passer des paroles aux actes. Pour l'impôt sur la fortune, c'est aussi très bien qu'ils reprennent les propositions de Thomas Piketty (Economiste français auteur du Capital au XXIème siècle, NDLR) , mais ça n'arrivera jamais. Il faut se rappeler quand même que les mêmes décideurs de Davos se sont toujours opposés à toute régulation, même très modeste telle que la taxe Tobin (taxe de 0,1% sur les transactions financières)."
Pour un monde plus vert et plus juste, il faut commencer par une meilleure répartition des richesses, alors qu'on est au contraire dans une concentration des richesses qui est extrême, en particulier dans les pays développés.Dany Lang, maître de conférences en économie à l'Université de Paris 13 et membre du collectif des "Economiste Aterrés"
Pour Dany Lang, la capacité du Forum de Davos à faire des grandes déclarations positives de changement global et ne pas tenir ses engagements, n'est pas une nouveauté. L'économiste rappelle que "Déjà en 2008, Davos déclarait qu'il fallait tout changer. Résultat des courses, les règles de séparation bancaires n'ont pas été mises en place et le peu qui été fait a été démoli par Trump. Pour un monde plus vert et plus juste, il faut commencer par une meilleure répartition des richesses, alors qu'on est au contraire dans une concentration des richesses qui est extrême, en particulier dans les pays développés. Ce qui veut dire qu'il faudrait que les décideurs de Davos acceptent que l'État serve à autre chose que servir leurs propres intérêts, et ce n'est pas le cas à mon sens. Est-ce qu'ils parlent par exemple de protectionnisme ou d'État social dans le Great Reset ? Non, ce n'est pas dans leur logiciel. Donc je ne vois vraiment pas comment ces discours peuvent mener à quoi que ce soit de concrètement plus juste."
Dany Lang estime que la crise sanitaire, économique et sociale en cours demanderait des mesures concrètes qui ne sont pas contenues dans la Grande réinitialisation de Davos : "Pour vraiment changer le système capitaliste et le rendre plus juste, il faudrait commencer par modifier la répartition entre les salaires et les profits. Cela passe par de la régulation, le renforcement du droit du travail, l'augmentation du salaire minimum. Quand on sortira de l'épidémie, il y aura un chômage de masse, et si l'on veut assurer une transition écologique il faudrait le faire avec des emplois garantis par l'État."
En guise de conclusion, l'économiste estime que la Grande réinitialisation a très peu de chance de créer un monde meilleur ou de changer en bien l'économie mondiale. L'une des raisons est simple et passe pour lui par un exemple trivial mais parlant : "Ce sont les mêmes décideurs de Davos qui proposent ce nouveau modèle plus juste et plus durable, qui, quand on leur parle de mettre une garantie de 5 ans sur les appareils, expliquent que c'est impossible, que ce serait la fin du monde."