Fil d'Ariane
Francis Hallé : C'est une forêt qui n'a jamais été abîmée par l'homme, qui n'a jamais été exploitée ni défrichée, ni modifiée d'aucune façon. C'est peu utopique, puisque toutes les forêts du monde ont subi l'influence humaine. Donc pour une forêt considérée comme primaire, c'est que ces événements d'exploitation, de défrichement, se sont produits à une époque suffisamment reculée pour que le caractère primaire ait eu le temps de revenir.
La forêt primaire, c'est le sommet de la diversité biologique quelle que soit la région du monde, que ce soit dans les pays tempérés ou tropicaux.
C'est ce qu'on trouve comme forêt primaire aujourd'hui : des forêts dont le caractère primaire est revenu. Il faut savoir que dans les régions tempérées il y a beaucoup de pays riches qui ont réussi à conserver des espaces significatifs de forêts primaires. Je pense notamment aux États-Unis, mais aussi la Russie, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, le Chili et même la Chine.
TV5MONDE : Pourquoi ce type de forêts est-il important ?
F.H : C'est une importance écologique. Sur le plan du stockage de carbone, vous ne pouvez pas trouver mieux qu'une forêt primaire. Un autre aspect qui me tient très fortement à cœur, c'est qu'à mesure que la forêt vieillit — et donc se rapproche de l'état primaire —, la biodiversité augmente. La forêt primaire, c'est le sommet de la diversité biologique quelle que soit la région du monde, que ce soit dans les pays tempérés ou tropicaux.
L'Europe n'a pas été capable de conserver des grandes forêts primaires (…).
Il y aussi un aspect esthétique auquel je suis très sensible. Les forêts que nous avons en Europe ne sont pas belles : ce sont des forêts secondaires. Nous les avons sous les yeux depuis si longtemps que nous pensons qu'elles sont belles, mais c'est parce que nous n'avons pas sous les yeux la référence en la matière qui est la forêt primaire. Il y en a une qu'il faut se dépêcher d'aller voir pour ceux que ça intéresse, c'est la forêt de Białowieża en Pologne. C'est absolument magnifique et inoubliable.
TV5MONDE : Pourquoi créer une forêt primaire en Europe de l'Ouest ?
F.H : L'Europe n'a pas été capable de conserver des grandes forêts primaires mais c'est un peu différent, parce que nous avons commencé à défricher bien avant les autres et avant toute sensibilité écologique ou intérêt particulier pour la biodiversité. Donc je pense que l'Europe a le droit d'avoir des forêts primaires. Le projet a d'ailleurs eu un très bon accueil au niveau de la Communauté européeene.
Où se situerait idéalement les 70 000 hectares sur lesquels votre association veut créer cette forêt ?
F.H : Idéalement je ne le sais pas encore, parce que nous avons quatre ou cinq pistes et nous allons commencer à les explorer à l'automne, quand les arbres auront perdu leurs feuilles. Le premier emplacement pourrait être dans les Vosges et le Palatinat allemand où nous irons en novembre. Il faut que ce soit transfrontalier, pour que ce soit européen. Je n'aimerais pas que ce projet soit franco-français.
C'est une forêt qui sera protégée contre la chasse et contre le feu. Le plus difficile dans ce projet c'est qu'il ne faut rien faire : c'est la nature qui travaille, ce n'est pas nous.
Une autre possibilité qui m'intéresse beaucoup se situe entre la Belgique et la France, dans le massif des Ardennes. Il y a quelque chose de terrible dans cette région, c'est que les forestiers ne veulent pas couper les arbres, leurs troncs étant bourrés d'éclats d'obus. Il y aussi une piste entre la Suisse et la France, dans le massif du Jura, avec une très belle forêt à cheval entre les deux pays. Une autre possibilité existe entre la France et l'Espagne. Mais nous allons résoudre le problème du site dans les mois qui viennent.
Comment fait-on pour constituer ou créer une forêt primaire ?
F.H : Il va falloir attendre. C'est une forêt qui sera protégée contre la chasse et contre le feu. Le plus difficile dans ce projet c'est qu'il ne faut rien faire : c'est la nature qui travaille, ce n'est pas nous. On ne plante rien, on ne retire rien, même pas le bois mort, les champignons ou les abeilles. La forêt est laissée en libre évolution. Par contre nous avons prévu que les humains puissent y pénétrer, mais sans intervention et sans aucun prélèvement.
Il va donc falloir prévoir un gardiennage, ce qui sera les seuls crédits dont nous aurons besoin, notamment contre le feu, avec des pare-feux autour de la forêt. C'est d'ailleurs pour ça que je préférerais un site dans le Nord, parce que dans le Sud, avec les forêts méditerranéennes, le feu peut devenir un vrai problème.
Une faune importante pourrait s’y développer : peut-on craindre que la multiplication des animaux sauvages pose problème à terme ?
F.H : Cela fait partie des potentiels adversaires de ce projet. Des gens qui ne veulent pas que des animaux puissent sortir. Mais ce n'est pas propre à notre projet. Dans tous les pays d'Europe où il y a des loups, les gens rouspètent, sauf en Italie. Je crois que c'est à cause de Romulus et Rémus que les Italiens aiment les loups ! Mais il faut savoir que ces craintes d'un débordement des animaux sont infondées, parce qu'une population animale en libre évolution dans une forêt s'auto-régule. On a l'exemple sous les yeux de la forêt de Białowieża en Pologne qui nous le démontre.
70 000 hectares c'est un carré de 26 kilomètres de côté, ce n'est pas gigantesque. C'est exactement la surface de l'île de Minorque en Méditerranée.
Les animaux se reproduisent, jusqu'au moment où ils occupent le territoire et là, ça s'arrête, parce que trop c'est trop. C'est une chose que les êtres humains ne savent pas faire. Il faut savoir que tout à fait vers la fin du projet, il y aura des animaux qui n'arriveront pas par eux-mêmes. Je pense notamment au bison d'Europe, qui fait partie de la forêt primaire européenne. Donc on va les amener, ce qui n'est pas un problème parce qu'il y a des élevages de bisons. Les loups, les cerfs, les linx y sont déjà probablement. Avec nos 70 000 hectares, pour les loups, si on veut que ça se régule, il nous faut deux meutes de loups. La surface nous est imposée par les animaux, pas par les arbres.
Des Etats ou des institutions internationales vous soutiennent-ils et quand le projet pourrait-il commencer ?
Il ya une sympathie depuis le début pour le projet, avec des fondations et associations qui nous soutiennent. Mais le problème n'est pas financier puisqu'il s'agit de ne rien faire ! 70 000 hectares c'est un carré de 26 kilomètres de côté, ce n'est pas gigantesque. C'est exactement la surface de l'île de Minorque en Méditerranée. Un aspect dont je veux parler est le temps. Il faut 10 siècles pour qu'une forêt devienne primaire. Donc tout va dépendre de l'âge de la forêt que l'on va trouver sur notre site. Si elle a, comme je l'espère, 300 ou 400 ans, alors il manquera 6 siècles pour qu'elle devienne véritablement primaire. Ce n'est pas une durée très importante et elle est imposée par les arbres. Le plus vieil arbre au monde a 43 000 ans.
Pour revenir à l'aide que pourraient nous procurer les institutions, je compte sur la Commission européenne, puisque comme cela doit être transfrontalier, il va falloir qu'ils prennent ça en main. Avec le Green deal européen, il y a des sources d'intérêt considérables pour notre projet, donc je suis confiant. Nous n'avons pas besoin d'acheter cette forêt, des territoires sont déjà protégés par l'UNESCO. Il faut que ça devienne un territoire européen et nous avons réuni des juristes qui regardent ces aspects. J'aimerais que cela se fasse l'année prochaine. L'Europe doit être d'accord pour que ça se fasse, mais je pense que cela peut marcher. Mon rêve c'est que ça marche très bien et que d'autres pays s'inspirent de cette manière de faire.