Guerre, sécheresses : la guerre du blé aura-t-elle lieu ?

L’embargo indien sur les exportations de blé a propulsé le prix de la denrée à un niveau record. L’annonce fait l’effet d’une bombe sur le marché des céréales, déjà sous tension en raison de la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, le moindre choc peut avoir un effet dévastateur, selon les spécialistes.  
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L'Inde suspend ses exportations de blé pour préserver son approvisionnement, à la suite d'une vague de chaleur extrême.
Un agriculteur indien récolte du blé dans la région de Jammu, le 28 avril dernier. Le pays est touché par une vague de chaleur extrême. 
AP Photo/Channi Anand
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Jusqu'où ira la flambée ? L'embargo indien sur les exportations de blé risque de mettre la planète alimentaire au bord du gouffre, comme le redoute le G7. L’Inde, deuxième producteur du blé au monde après la Chine, fait face à la baisse de sa production due notamment à des vagues extrêmes de chaleur. New Delhi a décidé vendredi 13 mai de suspendre ses exportations pour assurer la sécurité alimentaire à sa population de 1,4 milliard d'Indiens. La décision a fait l'effet d'une bombe sur les marchés agricoles. 
Le prix de cette céréale indispensable à notre alimentation a encore battu son record absolu cette semaine, clôturant le lundi 16 mai à 438,25 euros la tonne en Europe.

L’embargo indien sur les exportations intervient dans un contexte de crise, déjà aggravé par la guerre en Ukraine, qui, avec la Russie, constitue l’essentiel du grenier de la mer Noire. Les deux pays représentent près d’un tiers des exportations mondiales de blé.

Même en 2007-2008 où l’on a évoqué des émeutes de la faim et lors de sa réplique de 2010-2011, les prix n’ont pas atteint les sommets de la mi-mai 2022.
Pierre Blanc, professeur à Sciences po Bordeaux

Mais la sortie de la pandémie, en créant une surchauffe économique, avait déjà poussé les prix alimentaires à la hausse. Car "l’accroissement de l’énergie conditionne l’activité agricole", rappelle Pierre Blanc, professeur de géopolitique à Sciences agro et Sciences po Bordeaux.  "Avec la guerre, cette augmentation a été décuplée, au point que ce choc de prix constitue un moment sans précédent depuis plusieurs décennies. Même en 2007-2008 où l’on a évoqué des émeutes de la faim et lors de sa réplique de 2010-2011, les prix n’ont pas atteint les sommets de la mi-mai 2022 », poursuit le chercheur.

Un retournement brutal de l'Inde

L’embargo indien s'explique notamment par des estimations de récoltes moins bonnes qu'escomptées. Elles sont en baisse de 5% par rapport aux 109 millions de tonnes de blé récoltées en 2021. Le pays cherche à protéger ses stocks et à limiter une inflation galopante des prix alimentaires.
 
Pourquoi cette décision risque-t-elle d’avoir un effet dévastateur ?
Même si l’Inde n’a représenté que 4 % des exportations mondiales cette année, le pays "comblait les manques", explique Christophe Gouel, économiste et directeur de recherches à l’Inrae et AgroParisTech.
Au début de la guerre, l’Inde s'était engagée à fournir du blé aux pays dépendants des exportations d'Ukraine. Le retournement est donc brutal. Même si "cette mesure ne concerne que les éventuels nouveaux contrats qui seront difficiles à établir, précise Pierre Blanc. En revanche, ceux que New Delhi a déjà signés au début de la crise, notamment avec la Turquie et l’Egypte, devraient être honorés".
 

Quels sont les principaux pays touchés par l'embargo indien ?

Avant tout le Bangladesh, pays frontalier de l'Inde, qui a reçu près de la moitié de ses exportations. Viennent ensuite les Emirats arabes unis et le Sri Lanka, selon les données des échanges internationaux des Nations Unies. En revanche, les pays africains n'importent que quelques dizaines de tonnes par an, à l'exception de Djibouti , de l'Ethiopie et de la Somalie. Les Européens importent également peu de blé indien. 

Les récoltes menacées par la sécheresse

D’autres pays producteurs risquent-ils d’être mis à mal par la sécheresse estivale ?
Menace-t-elle la récolte des blés d’hiver et des semis de maïs dans les pays de l’hémisphère nord, dont les Etats-Unis, le Canada et l’Europe ?
Ce pourrait être catastrophique. Car ces derniers "couvrent une partie importante des besoins des pays déficitaires, explique Pierre Blanc. Il est trop tôt pour savoir si une sécheresse va les affecter même si, en Europe, certains signaux demeurent inquiétants". Ainsi, le ministère français de l'Agriculture craint une baisse de rendement si la vague de chaleur, qui se fait déjà sentir sur toute la France, se prolonge.
 
Faut-il s'attendre à ce que d’autres pays optent pour le protectionnisme ? Selon Pierre Blanc, "les crises précédentes comme celle de 2007-2008 montrent que cette tendance au repli reste prégnante en temps de crise. Il y a fort à craindre que, dans un moment où le multilatéralisme a beaucoup de mal à prévaloir cette propension ne se prolonge".

"Le monde qui vient risque d'être agité"

Les solidarités se réduisent à travers la planète, renchérit sur France info Sébastien Abis, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). "C'est là toute l'importance des initiatives portées par l'Union européenne et la France, l'initiative FARM en particulier, qui plaident pour maintenir le commerce et l'aide alimentaire d'urgence dans les prochaines semaines, tout en relançant des productions. Entre les risques climatiques et les risques géopolitiques, il va falloir assurer une sécurité alimentaire en pensant à l'échelle internationale et pas au chacun pour soi".

Le chercheur confirme que "nous faisons face à ce que redoutent les scientifiques, à savoir un changement climatique qui va provoquer des famines (...) Si chacun se referme uniquement sur ses besoins internes, le monde qui vient risque d'être assez agité".
Pour le spécialiste,  actuellement "nous rentrons dans des semaines plus difficiles et un été plein d'incertitudes".
Peut-on pour autant parler d’une "guerre du blé" à venir?
Selon Pierre Blanc, "la seule guerre serait celle qui verrait la Russie se saisir durablement du grenier ukrainien, notamment les terres à l’est du Dniepr, pour peser davantage encore dans le monde".