Fil d'Ariane
Il faudra plusieurs années pour restaurer les forêts mises à mal par la saison historique des incendies au Québec. Des chercheurs ont établi que près de 300 000 hectares de forêts brûlées en zone intensive risquent d'éprouver des problèmes de régénération.
Dans le sud du Québec, environ 820 000 hectares de forêts productives, donc potentiellement exploitables, ont été affectés par les feux, selon les travaux de chercheurs de l'UQAC, l'Université du Québec à Chicoutimi.
Cette évaluation, que les chercheurs de l'Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) qualifient de conservatrice, ne concerne que la portion de la province plus au sud, délimitée par la zone nordique entre les 50e et 52e parallèles.
C'est dans cette zone de protection intensive que la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU) concentre ses efforts pour protéger les superficies exploitées par l'industrie forestière.
Du bilan de la SOPFEU, qui fait état de près de 1,5 million d'hectares affectés en zone intensive cette année, les chercheurs de l'UQAC ont resserré leur estimation à environ 820 000 hectares brûlés en excluant les tourbières et les lacs et rivières, selon des résultats qui n'ont pas encore été révisés par des pairs.
De ce nombre, près de 300 000 hectares présenteraient des risques d'accident de régénération, notamment parce que les surfaces incendiées étaient recouvertes de forêts de moins de 60 ans, donc d'arbres qui n'ont pas eu le temps d'atteindre leur maturité. Les chercheurs ont également tenu compte de la composition des forêts brûlées, en s'intéressant aux espèces résineuses comme l'épinette noire.
Les flammes dans la région près de Mistissini (Québec), le 12 juin 2023.
À l'échelle du Québec, les peuplements des forêts boréales ont été considérablement rajeunis au cours du dernier siècle par l'exploitation forestière.
"Notre forêt boréale de l'Est du Canada est formée de grands massifs de sapins et d'épinettes noires. Celles-ci, normalement, vont bien se régénérer après le passage d'un feu. Mais si l'âge moyen des arbres est rajeuni et que des incendies successifs frappent ces forêts, ça ne se régénérera pas", explique Yan Boucher, professeur au département des sciences fondamentales de l’UQAC et directeur de l'Observatoire régional de recherche sur la forêt boréale.
Selon nos modélisations, plus l'activité des feux va s'accélérer, plus les superficies non régénérées vont augmenter, année après année. Yan Boucher, professeur au département des sciences fondamentales de l’UQAC
L'épinette qui n'arrive pas à maturité n'aura pas généré suffisamment de graines dans ses cônes pour permettre la formation de nouveaux arbres après le passage d'un incendie.
La nature ayant horreur du vide, une forêt brûlée qui n'arrive pas à se régénérer risque de voir son sol envahi par des éricacées, qui vont s'accaparer des nutriments dans le sol et ralentir ou empêcher la croissance d'autres espèces d'arbres, comme l’épinette noire et le pin gris.
Un militaire surveille les incendies dans la région de Mistissini (Québec), Canada le 12 juin 2023.
En plus de faire perdre un important potentiel de captation de carbone, les accidents de régénération viennent bouleverser la biodiversité. "Passer d'habitats couverts à habitats ouverts comme des landes forestières peut complètement modifier la faune et la flore associées à ces milieux", explique Yan Boucher.
"Si les accidents de régénération ou de peuplement qui changent de composition sont des choses qu'on observe depuis longtemps au Québec, la différence, c'est qu'on n'a jamais eu de superficies brûlées aussi importantes que cette année", note pour sa part Victor Danneyrolles, professeur et chercheur en écologie forestière à l'UQAC.
"Comme ce sont des superficies énormes, ça devient un enjeu majeur", ajoute-t-il.
En analysant les taux de plantation d'arbres au Québec depuis 1995, les chercheurs évaluent qu'il faudrait au minimum six ans, au rythme actuel, pour reboiser les superficies incendiées en zone intensive.
Environ 50 000 hectares sont reboisés annuellement, mais notons qu'ils sont utilisés pour reboiser des coupes. Alors s'il faut rediriger tout ça vers les [zones brûlées], il va nous en manquer, fait remarquer M. Danneyrolles.
On avait déjà pris du retard. Et là, on rajoute une grosse partie, parce que les forêts matures vont rajeunir à cause des feux.Victor Danneyrolles, professeur et chercheur en écologie forestière à l'UQAC
À raison d'environ 2000 $ par hectare de plantation, il y a fort à parier que le budget, à l'heure actuelle, "ne sera pas au rendez-vous", selon M. Boucher.
Si nos forêts sont devenues plus vulnérables aux aléas du climat, c'est non seulement parce qu'elles rajeunissent, mais aussi parce que les essences d'arbres qui les composent ne sont pas suffisamment diversifiées.
"On replante toujours des espèces commerciales en forêt boréale – épinette noire, pin gris – alors ça donne des forêts peu diversifiées, [constituées d'arbres] qui sont très susceptibles de prendre feu", déplore de son côté Christian Messier, professeur en aménagement forestier à l'Université du Québec en Outaouais (UQO) et à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).
M. Messier, qui n'a pas participé à l'étude de l'UQAC, est d'avis qu'il faut considérer tous les arbres affectés par les feux de forêt, et pas seulement ceux qui présentent un potentiel économique.
Les peuplements plus jeunes de pin gris ou de feuillus, comme le bouleau à papier et le peuplier, n'ont pas été comptabilisés dans les travaux de l'UQAC, les chercheurs estimant que ceux-ci présentent de meilleures chances de régénération.
"Je pense qu'il faut regarder toutes les espèces, parce qu'on évalue les pertes selon les besoins actuels de l'industrie. Mais dans 60 ou 100 ans, on ignore quels seront ces besoins", estime M. Messier.
Une centaine de feux sont actifs au Québec, dont une quinzaine se trouvent sur la Côte-Nord. Le temps chaud et sec de la fin de semaine leur a redonné de la vigueur.
Alors que des milliers d'hectares ont été incendiés ces derniers mois dans la province, la conversation, poursuit le spécialiste, doit désormais porter sur les façons "d'adapter les forêts aux risques actuels et futurs".
Les feux sont une opportunité d’avoir un chantier de reboisement beaucoup plus vigoureux qu’avant, mais pas un reboisement comme avant pour autant. Christian Messier, professeur en aménagement forestier à l'UQO et à l'UQAM
Sans empêcher la production de bois, l'intégration de nouvelles espèces et la diversification des arbres plantés permettraient de maintenir des services écosystémiques essentiels, comme la fixation de carbone, la création d'habitats pour la biodiversité ou encore la filtration de l'eau, selon M. Messier.
Reprochant au gouvernement du Québec de ne pas avoir de stratégie claire et d'accuser des années de retard, le spécialiste voit dans cette saison historique des feux l'occasion "de ne pas répéter les erreurs du passé".