Face à la chute des exportations russes et ukrainiennes de blé et à l'augmentation des prix, certains gouvernements appellent à augmenter les productions pour faire face à d'éventuelles pénuries. Des scientifiques alertent sur les risques de cette solution et appellent à se tourner plutôt vers une agriculture verte.
«
L'insécurité alimentaire mondiale n'est pas causée par une pénurie de l'offre alimentaire. (…). Il y a plus qu'assez de nourriture pour nourrir le monde, même maintenant pendant cette guerre. Cependant, les céréales sont utilisées pour l’alimentation animale ou comme biocarburants ou gaspillées au lieu de nourrir les personnes qui ont faim », affirme Sabine Gabrysch.
C’est l’une des co-autrices d’un appel à agir différemment sur la crise alimentaire causée par la guerre en Ukraine. Pour affronter cette crise, plus de 500 scientifiques insistent sur la nécessité de s’orienter vers une agriculture plus verte, plutôt que vers une augmentation de la production.
Les stocks sont pleins, les réserves sont suffisantesOlivier De Schutter, ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l'alimentation, et signataire de l’appel
«
Est ce qu'on se sert de cette crise pour accélérer la transition agro-écologique, qui est absolument nécessaire ? Ou est ce qu'on se dirige vers une fuite en avant, pour répondre à la pression des lobbies agro-industriels, avec une agriculture toujours plus polluante ? Il y a un choix historique à faire », souligne Nicolas Bricas.
Pour ce socio-économiste de l'alimentation au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), cette crise pourrait permettre de rebattre les cartes, en reconsidérant notamment la dépendance de l’agriculture au pétrole.
Un « mauvais diagnostic »
Face à la réduction des exportations venant d’Ukraine et de Russie, les prix sont en effet montés en flèche. À eux seuls, les deux pays représentent 30% de l’offre mondiale de blé. Les syndicats agricoles comme la FNSEA en France, et certains gouvernements, ont demandé en réponse à augmenter les productions ailleurs.
Ces demandes posent pourtant un «
mauvais diagnostic, simpliste et erroné », d’après Olivier De Schutter. Il a été rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l'alimentation, et est l’un des signataires de l’appel.
Le chercheur explique que les augmentations de prix ne traduisent pas une tension entre l’offre et la demande. Il évoque ainsi trois causes principales : premièrement, l’augmentation des prix du pétrole et du gaz, utilisés depuis les pesticides jusqu’à la transformation des matières premières, en passant par la production mécanisée et le transport.
(Re)voir :
UE : comment réduire la dépendance énergétique européenne ?
Selon lui et ses confrères, il faut donc se tourner vers des méthodes agro-écologiques, vers des circuits courts, vers une réduction des engrais, pour compenser cette dépendance de l’agriculture industrielle.
Deuxièmement, les ruptures de chaînes d’approvisionnement doivent pousser les pays à se tourner vers d’autres fournisseurs qui ont des réserves plus importantes : le Canada, la Chine, l’Inde,…
Enfin, la spéculation explique aussi largement ces hausses de prix. Un vent de panique sur les marchés pousse les opérateurs économiques à la spéculation, redoutant les pénuries. «
C’est un phénomène psychologique, qui ne tient pas de la pénurie physique. Les stocks sont pleins, les réserves suffisantes », précise Olivier De Schutter.
«
Ce n'est pas parce que les prix montent qu'on a une pénurie de nourriture. On estime que notre production est à environ à 30 % de plus que nos besoins nutritionnels », complète Nicolas Bricas.
Réduire la consommation de viande
En conséquence, Olivier De Schutter et les autres experts insistent surtout sur les mesures à prendre «
du côté de la demande ».
Une des solutions proposées concernent la consommation de produits animaux. Environ 60% de la production céréalière européenne est destinée à nourrir les animaux. Réduire cette part pour la consacrer directement à l’alimentation humaine permettrait de faire baisser les prix du blé, sans augmenter la production.
(Re)voir : Mali : augmentation du prix des carburants, conséquence de la guerre en Ukraine
Les pays pourraient agir à ce niveau, en commençant la production à cycle très court. «
Par exemple au niveau des élevages de volaille, qui durent trois semaines. Cela veut dire qu’après les avoir abattus, d’ici trois semaines, on peut suspendre la remise en production de la viande. Cela se traduirait par une augmentation du prix. Mais de toute façon, on mange trop de viande, ce qui est problématique à la fois pour notre santé et pour notre environnement », développe Nicolas Bricas.
La sécurité alimentaire va de pair avec la durabilité Commission européenne
Le risque de crise pour les éleveurs n’est-il pas trop important ? «
Certes, ça demande un certain courage politique. Mais en même temps, les grands producteurs céréaliers sont en train de s'enrichir de façon considérable. On peut donc imaginer une solution de solidarité entre les producteurs agricoles du pays, ou de l'Europe. Où les surprofits des céréaliers financeraient les baisses de revenus liés à la diminution de l'élevage ».
S’attaquer au gaspillage et aux agro-carburants
Les scientifiques proposent aussi de s’attaquer au gaspillage. Le rapport mentionne que la quantité de blé gaspillée dans l’Union Européenne équivaut à peu près à la moitié des exportations de blé de l'Ukraine.
Le troisième axe évoqué touche aux agro-carburants. L’essence contient ainsi une part de bioéthanol, fabriqué à partir de céréales. «
En France, 3% de la surface agricole est destinée à cultiver du blé et du maïs destinés au carburant, cite par exemple Nicolas Bricas.
Si on réduit le taux d’incorporation de ces céréales dans l’essence, tout d’un coup des milliers de tonnes se retrouvent disponibles pour le marché de consommation humaine ».
(Re)voir : Ukraine-Russie: "Le blé est devenu une arme en Afrique au même titre que les bombes"
Des propositions politiques insuffisantes ?
Emmanuel Macron a proposé un plan d’urgence pour la sécurité alimentaire au niveau de l’UE et du G7 jeudi 24 mars, pour éviter une pénurie et une hausse démesurée des prix. Il repose sur trois points : éviter les restrictions d’exportations ; augmenter la production ; et investir dans l’autonomie alimentaire et la production des pays vulnérables. «
Ce qui constituait la réponse principale [augmenter la production, NDLR],
est à présent complété par deux autres piliers », décrit Nicolas Bricas.
De son côté, la Commission européenne a validé des mesures d’urgence. Parmi elles, une dérogation pour relancer la production sur les terres laissées en jachères. Cela représente environ 4 millions d’hectares supplémentaires.
Mais pour les scientifiques, il ne s’agit pas d’une mesure pertinente. «
Sous la pression de certains grands syndicats agricoles et de gouvernements, la Commission a fait cette concession. L’obligation de mise en jachère de 4% des terres est tout de même importante pour la préservation de l’agro-biodiversité », rappelle Olivier De Schutter.
Pour Nicolas Bricas, cette augmentation relative de la production n’en vaut pas la chandelle.
« Si on remet ces jachères en culture, c’est une catastrophe environnementale », insiste le socio-économiste.
Ces zones sont d’ailleurs en jachère car elles sont moins productives que les autres. D’autant qu’elles seraient cultivées à l’aide d’engrais et de pesticides. Pesticides qui sont majoritairement originaires de Russie.
En dehors de ce point, la Commission a réaffirmé sa stratégie « De la ferme à la table », qui vise notamment à réduire de moitié l’usage de pesticides d’ici 2030. Elle a rappelé dans ce cadre que «
la sécurité alimentaire va de pair avec la durabilité ».
Olivier De Schutter y voit un signal rassurant, un impact de la communauté scientifique sur les décisions européennes. Même si d’autres, comme Nicolas Bricas, jugent ces politiques insuffisantes.
Est ce qu'on se sert de cette crise pour accélérer la transition agro-écologique ? Ou est ce qu'on se dirige vers une fuite en avant ?Nicolas Bricas, socio-économiste de l'alimentation au Cirad
Aide humanitaire pour les pays les plus vulnérables
Selon les experts, dans le cas des pays très vulnérables aux hausses de prix, dépendants des importations de blé ukrainien et russe, il faut tout d’abord en passer par l’aide internationale. L’Égypte par exemple, comme beaucoup de pays d’Afrique et du Moyen Orient, dépend à 80% de ces importations.
Pour éviter des crises humanitaires majeures, Olivier De Schutter cite à court terme l’aide humanitaire, ou la restructuration des dettes. Avant de se tourner vers la souveraineté alimentaire, pour leur permettre de regagner en autonomie.
(Re)voir : Invasion russe en Ukraine : les difficultés des pays africains pour leurs importations de blé
«
Depuis quarante ans, on a encouragé ces pays à produire pour l'export sur les marchés internationaux, et à importer ce dont ils ont besoin, en leur disant que ça leur permettait d'avoir accès à des devises, etc., analyse le chercheur.
Ils se rendent compte qu'ils sont maintenant pris au piège lorsque les prix augmentent sur les marchés internationaux, parce qu'ils ont développé une très forte dépendance. »
Les marges de manœuvres de ces pays se trouvent d’autant plus limitées que les cultures d’exportation sont le seul moyen pour eux de rembourser des dettes extérieures en devises. Ce qui ne leur permet pas de se concentrer sur leurs propres besoins alimentaires, ou sur la diversification nécessaire de leur agriculture.
Olivier De Schutter reconnaît ainsi une «
tension entre le court terme et le terme ». Mais il rappelle les alternatives possibles, et la nécessité de ne pas «
dévier du cap de la transition écologique ».