Fil d'Ariane
TV5MONDE : Peut-on parler d’un risque de prolifération nucléaire avec la vente de sous-marins américains à l’Australie ?
Patrice Bouveret : Oui, on peut parler d’un risque de prolifération mais malheureusement ce n’est pas nouveau puisque d’autres contrats ont déjà contribué aussi à cette prolifération. Et c’est là où la mise en scène de la France par rapport à ces questions là a un côté un petit peu hypocrite, je trouve. En effet, quand la France a vendu des avions Rafale à l’Inde il y a quelques temps, c’était aussi pour leur permettre de transporter la bombe donc aussi de contribuer à la prolifération nucléaire.
De plus, des contrats sont en cours de négociation avec l’Inde aussi sur des sous-marins par la France et qui pourraient bien être à propulsion nucléaire. Donc on est bien évidemment dans une course aux armements. Et comme toute course aux armements, tous les coups sont permis. Sur la prolifération, les États-Unis ne sont donc pas les seuls à pratiquer ce type de comportement.
TV5MONDE : Est-ce que c’est légal ?
Patrice Bouveret : Des traités existent pour empêcher ce type de comportement mais pour qu’ils soient mis en œuvre, il faut que les États les traduisent dans leur droit international. Le traité de non-prolifération (TNP), qui est le premier traité qui recouvre le plus ce sujet-là, dans l’esprit, à travers cette vente de sous-marins, n’est pas respecté ni par l’Australie ni par les États-Unis. Ni par le pays acheteur ni par le pays vendeur dans la mesure où l’esprit même du traité est d’empêcher la prolifération. Les puissances nucléaires ne doivent pas aider un autre pays à acquérir ces technologies-là.
Mais, au niveau purement juridique, le texte est centré sur les armes nucléaires c’est-à-dire sur les têtes nucléaires. De fait, les moteurs à propulsion nucléaire ne rentrent pas dans la lettre du traité mais rentrent tout à fait dans l’esprit du traité.
L’autre traité qui a été adopté par la communauté internationale et qui exclut effectivement tout élément lié au nucléaire (aide, fabrication etc.), c’est le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté en 2017 par l’ONU et une majorité d’États et qui est rentré en vigueur le 22 janvier 2021. Mais pour le moment les puissances nucléaires refusent de le signer, elles s’opposent même à ce traité et l’Australie non plus ne figure pas parmi les signataires.
Donc d’un point de vue du droit international, ils respectent en partie leurs engagements.
TV5MONDE : Cela veut-il dire que par exemple l’Iran pourrait avoir des sous-marins nucléaires un jour ?
Patrice Bouveret : Bien sûr ! Tout à fait. L’Iran ou n’importe quel autre pays. Dans la mesure où la propulsion nucléaire en tant que telle n’est pas interdite actuellement par aucun traité excepté le traité d’interdiction des armes nucléaires qui est pour l’heure ratifié par 56 États et signés par 30 autres. Ces 86 États excluent ce recours à l’utilisation du nucléaire dans les outils militaires.
TV5MONDE : Entre dissuasion nucléaire et non-prolifération, quel est le paradigme actuel d’après vous ?
Patrice Bouveret : Ce n’est pas vraiment de la dissuasion qui est exercé avec l’arme nucléaire. On ne dissuade pas parce qu’il n’y a pas de possibilité d’échec de la dissuasion. La dissuasion c’est faire pression sur quelqu’un, un pays, etc. pour qu’il aille dans le sens où on veut aller. L’arme nucléaire, c’est l’équilibre de la terreur : c’est plus une menace de terreur d’extermination qu’on exerce sur les gens plutôt que de la dissuasion au vrai sens du terme. C’est de leur faire peur et de leur dire : « on vous extermine si vous ne respectez pas notre volonté ».
Sans possibilité ou presque de négociation. Il y a une usurpation au niveau des mots d’utiliser la dissuasion pour le nucléaire. Il y a d’autres formes de dissuasion comme les pressions économiques, la dissuasion civile ou d’autres méthodes qui pourraient être utilisées. L’arme nucléaire repose plus sur le suicide collectif puisque si un pays commence une guerre nucléaire, c’est la vie sur la planète qui est éradiquée, ne serait-ce que par l’hiver nucléaire que ça créerait et par l’impossibilité de prendre en charge toutes les conséquences humanitaires, sanitaires, environnementales que ça crée sur la planète pas seulement dans l’immédiat mais également pour les générations suivantes.
TV5MONDE : La prolifération est-elle inévitable ? Aujourd’hui plus qu’avant ?
Patrice Bouveret : Elle est inévitable aujourd’hui dans la mesure où les puissances nucléaires qui sont à l’origine de cette prolifération ne veulent pas mettre en œuvre le traité portant les engagements qu’elles ont pris. La première résolution de la première assemblée générale de l’ONU, dès 1946, demandait la mise en place d’un groupe de travail pour éliminer les armes nucléaires. Ensuite, le TNP adopté en 1970 prévoyait dans son article 6 que les puissances nucléaires négocient un désarmement nucléaire général. On est en 2021 et rien n’a été fait pour négocier ce désarmement. Au contraire ! Les puissances passent leur temps à moderniser leur arsenal, à le renouveler tout en empêchant les autres pays d’accéder à cette arme nucléaire. Mais en renouvelant et en améliorant leur arsenal, c’est de la prolifération. On assimile la prolifération uniquement à des « États voyous » comme l’Iran ou la Corée du Nord, mais non : les puissances nucléaires font elles-mêmes de la prolifèration. Il faut arrêter cela et c’est d’ailleurs ça la logique qui a été adoptée avec le traité d’interdiction. 122 États non dotés de l’arme nucléaire ont adopté ce traité d’interdiction pour dire aux puissances nucléaires « ça suffit, il faut arrêter de proliférer ». Si on veut un monde vivable, il faut qu’on arrête cette logique d’avoir des armes nucléaires de plus en plus performantes.
TV5MONDE : Est-ce qu’il y a des solutions pour que les choses changent ?
Patrice Bouveret : Face aux enjeux de cette arme nucléaire, on se sent individuellement impuissant alors qu’en fait ce n’est pas le cas. Chacun de nous a un pouvoir d’agir et ça entraîne des conséquences, notamment depuis qu’il y a eu l’adoption de ce traité d’interdiction des armes nucléaires. Le financement de l’arme nucléaire est interdit : donc les institutions financières comme les fonds de pension et les banques, normalement, sont tenues de respecter les engagements internationaux. Et un certain nombre de banques et de fonds de pensions dans différents pays européens – je pense à la Norvège, la Suède, l’Allemagne, les Pays-Bas – se sont engagés à arrêter de financer l’arme nucléaire. Ceci crée, par rapport aux entreprises qui fabriquent l’arme nucléaire, une pression supplémentaire. Étant donné que les banques travaillent avec notre argent, avec l’argent de chacun d’entre nous, on a un pouvoir d’interpeller nos organismes bancaires notamment en France la BNP, la Société Générale, le Crédit Agricole ou AXA pour prendre les 4 plus grands organismes impliqués dans le financement de l’arme nucléaire. On peut les interpeller pour leur demander de respecter les engagements internationaux et que nous, on n’a pas envie que notre argent contribue à cette arme-là. Et que s’ils ne respectent pas cet engagement, on peut changer de banque pour une banque éthique qui est engagée à ne pas contribuer à l’industrie d’armement. Là, on a le pouvoir d’agir. Si ce genre d’action se multiplie, ça contribuera à aller vers ce monde sans arme nucléaire.