Fil d'Ariane
Même si les événements climatiques extrêmes se multiplient dans le monde, le niveau d’inquiétude de la population à propos du dérèglement du climat bouge peu. Le déni climatique, lui, progresse.
Le vent a fait voyager des particules fines produites par les feux de forêt de la Côte-Nord jusqu'au Bas-Saint-Laurent.
Ministère des Richesses naturelles et des Forêts de l'Ontario/La Presse canadienne/AP
Le printemps n’est pas encore terminé, mais on sait déjà que l’année 2023 passera à l’histoire des grandes années de catastrophes climatiques au Canada.
Plus de 3 millions d’hectares sont partis en fumée au pays depuis le début de la saison, soit 11 fois plus que la moyenne des 10 dernières années au cours de la même période.
Ici comme ailleurs sur la planète, des canicules toujours plus intenses se multiplient, des sécheresses et des inondations extrêmes chamboulent la vie de millions de gens et des anomalies de température dérèglent toujours plus l’équilibre climatique.
Quatre décennies de progrès scientifique sur le climat nous ont permis de comprendre que les changements climatiques sont une tendance lourde. La vaste majorité des projections faites par les experts à partir de la fin des années 1980 se concrétisent aujourd’hui.
Aucun pays n’est épargné et nos activités en sont grandement responsables.
Il est sans équivoque que l'influence humaine a réchauffé l'atmosphère, l’océan et les terres, conclut le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans son plus récent rapport (2022), qui fait la synthèse de plus de 14 000 articles scientifiques sur tous les aspects du climat de la Terre.
Or, malgré le fait que les événements climatiques extrêmes se multiplient sur la planète et malgré le fait aussi que l’ensemble des informations scientifiques qui documentent ce phénomène n’a jamais été aussi riche, le déni climatique, ou ce qu’on appelle communément le climatoscepticisme, semble progresser sur la planète.
C’est du moins ce qui ressort d’un grand sondage commandé par Électricité de France (EDF), la société publique française qui produit et fournit une bonne partie de l’électricité aux Français.
Dans cette consultation réalisée dans trente pays et dont la publication, en décembre dernier, est passée quasi inaperçue, EDF montre que l'inquiétude liée aux changements climatiques stagne et que le déni climatique progresse à l’échelle de la planète.
Cette consultation a été lancée l’automne dernier et a permis de sonder 24 001 répondants répartis sur tous les continents, à raison de 500 à 1000 personnes par pays.
L’exercice a été supervisé et analysé par des experts du Centre de recherches politiques de Sciences Po à Paris.
Le document est très riche d’enseignements.
Sans surprise, c’est l’inflation qui change un peu la donne. La hausse du coût de la vie est devenue de loin le premier sujet d’inquiétude dans le monde. La proportion des citoyens qui affirment que c’est leur préoccupation première est passée de 47 % en 2020 à 62 % en 2022. Avec des taux d’inflation records dans plusieurs pays, on peut facilement le comprendre.
En contrepartie, le niveau de préoccupation face à l’environnement reste stable depuis 2020 sur l’ensemble de la planète (40 % des personnes interrogées disent que c’est leur première préoccupation, avec l’option de plusieurs réponses possibles).
Les sondeurs ont soumis une liste de dix risques écologiques aux répondants, notamment le changement climatique, les déchets, la pollution de l’eau, la déforestation et la perte de biodiversité. Parmi les problèmes environnementaux qui inquiètent les citoyens, la question du changement climatique s'est hissée au sommet. Il y a à peine quatre ans, en 2019, le climat arrivait pourtant assez loin derrière le problème de l’accumulation des déchets et de la pollution de l’eau.
Cependant, ces données ne disent pas tout. Le changement climatique s’impose presque partout comme un péril sérieux. Pourtant, et c’est une vraie énigme, l’inquiétude ne semble pas progresser.
Deux détails sont à souligner.
Premièrement, si les citoyens sont bel et bien inquiets face au dérèglement du climat, on constate que c’est la nature de leur inquiétude qui a légèrement changé. Ils sont plus démoralisés et plus indifférents qu’en 2020, moins inquiets et moins en colère. Ces émotions ont tendance à nourrir une certaine apathie face au problème.
C’est le syndrome de la grenouille : jetée dans l’eau froide, elle s’alanguit lentement à mesure qu’on augmente la température de l’eau. Les citoyens semblent s’habituer à l’adversité causée par le changement climatique.
Dans leur analyse du sondage, les chercheurs de Sciences Po suggèrent qu’avec la répétition des événements climatiques extrêmes, une forme de banalisation de ces événements et de leur signification s’installe, comme si les citoyens ressentaient une grande fatigue face aux effets du changement climatique et qu’ils baissaient un peu les bras.
Deuxièmement, on peut aussi montrer du doigt le traitement médiatique du problème climatique. Les effets du bouleversement du climat amènent rarement de bonnes nouvelles, autant à court terme que pour ce qui nous attend au cours des prochaines décennies. La couverture médiatique qui focalise sur les mauvaises nouvelles et qui définit un avenir plutôt sombre favoriserait le déni et l’évitement, selon des chercheurs de l’Université de Lausanne.
Dans un article publié récemment dans la revue Global Environmental Change, les experts démontrent que les gens ne se sentent pas vraiment concernés par des reportages qui décrivent surtout un avenir lointain, périphérique et apocalyptique.
Afin d'éviter une désaffection des citoyens pour ce sujet, les médias auraient avantage à inclure dans leur traitement les solutions qui existent.
Le contexte économique est difficile, les citoyens sont surtout préoccupés par le coût des aliments et par le prix de l’énergie. Il faut leur offrir un peu de lumière.
Toutefois, il y a plus. Les chiffres du sondage soulignent un problème préoccupant : alors que les événements climatiques extrêmes se multiplient dans le monde, il y a de plus en plus de citoyens qui ne reconnaissent pas la responsabilité des humains dans ce phénomène.
Selon les données du sondage, l’idée qui chemine le plus n’est pas tant la négation des changements climatiques que le fait que de plus en plus de citoyens croient que ce phénomène est d’origine naturelle. On trouve moins de personnes qu’auparavant qui souscrivent au fait que les changements sont causés par les activités humaines.
En 2019, 28 % des citoyens ne reconnaissaient pas l’existence du phénomène des changements climatiques ou l’attribuaient à des causes naturelles. En 2022, cette proportion a bondi à 37 %.
Cette montée du doute quant à l’origine humaine des bouleversements du climat se manifeste sur tous les continents, tant en France, en Chine et en Inde qu'aux États-Unis, au Brésil, au Mexique ou au Nigeria.
Au Canada, la part de ceux qui refusent de croire aux changements climatiques ou à leur origine humaine est assez stable : 36 % des Canadiens partageaient l’une de ces deux positions en 2019. Ils sont 35 % en 2022.
La montée du déni climatique dans le monde est un phénomène quelque peu inattendu. L’énorme défi que posent la hausse du coût de la vie et l’érosion du pouvoir d’achat ne peut expliquer à lui seul le désaveu face à l’urgence climatique.
Le sondage confirme qu’une part croissante de citoyens constate les effets des changements climatiques sur leur territoire, mais cela ne les empêche pas de douter du phénomène.
On peut suggérer quelques idées.
Dans un premier temps, une simple visite sur les réseaux sociaux nous permet de constater que les personnes qui luttaient contre les mesures sanitaires et contre la vaccination pendant la pandémie adhèrent aussi aux thèses des climatosceptiques. Le rejet des faits scientifiques au sujet du climat semble opérer sur la même structure de pensée.
On le voit ces jours-ci avec le drame des feux de forêt qui font rage au Canada. Alors que les experts constatent que la tendance lourde des bouleversements climatiques au pays crée des conditions favorables pour la multiplication des feux dans certaines régions, nombreux sont ceux qui, sur les réseaux sociaux, répandent l’idée selon laquelle les brasiers ont été allumés de façon délibérée, soit par des citoyens, soit par certains groupes.
C’est le cas du chef du Parti populaire du Canada et ancien ministre canadien des Affaires étrangères sous le gouvernement Harper, Maxime Bernier.
Les adeptes du déni climatique ont aujourd’hui des méthodes de communication sophistiquées qui servent à déconstruire les faits scientifiques de façon très méthodique. Ils sont passés maîtres dans l'art de tordre la réalité factuelle. Ils sont organisés, agissent en groupe et sont ralliés autour d’un sentiment antisystème qui va bien au-delà de la simple question du climat.
La mouvance du déni climatique n’est pas sans conséquence pour les scientifiques qui tentent de communiquer leurs connaissances. Depuis quelque temps, un peu partout sur la planète, des météorologues sont victimes de harcèlement et de menaces en ligne. On les accuse de mentir, de manipuler les données et même de provoquer eux-mêmes les événements météorologiques extrêmes.
Du pur délire, mais cela finit par miner le moral des scientifiques. Ce n’est pas un hasard si de plus en plus d'entre eux fuient des plateformes comme Twitter.
Dans un deuxième temps, il n’est pas interdit de penser que le cynisme de la population à l’égard de la lutte contre les changements climatiques a de quoi se nourrir.
Quand, d’un côté, les responsables politiques affirment que le climat est la priorité et que, de l’autre, ils approuvent de nouveaux projets d’énergies fossiles, il y a de quoi se décourager un peu. Ce problème touche non seulement le Canada, mais aussi d’autres pays producteurs d’énergies fossiles comme le Royaume-Uni, la Norvège et l’Allemagne.
Le même phénomène s’opère avec l’organisation de la COP28, la conférence des Nations unies sur le climat, aux Émirats arabes unis en décembre prochain. Ce gros producteur d’énergies fossiles a désigné le sultan Ahmed Al-Jaber pour présider la rencontre. M. Al-Jaber cumule les fonctions de ministre de l’Industrie et de patron du géant pétrolier émirati ADNOC.
Cette situation et le peu d’efficacité des dirigeants de la planète en général à produire des résultats concrets pour protéger le climat minent la crédibilité des responsables politiques dans le processus de lutte contre les changements climatiques.
On le comprend, tout ça nourrit un sentiment antisystème auquel s’abreuvent copieusement les climatosceptiques et peut favoriser la dissidence des citoyens face au phénomène climatique. Cette tendance s’inscrit dans une mouvance bien plus vaste qui atteint aujourd’hui les sphères politiques et qui perturbe la vie personnelle de ceux qui transmettent la voix de la science.
Chose certaine, la montée du déni climatique n’est pas à prendre à la légère. Devant ce phénomène, nous avons tous une responsabilité.
Les citoyens ont le devoir de varier et d’enrichir leurs sources d’information.
Les médias doivent offrir un récit qui permet aux citoyens d’avoir une meilleure emprise sur les problèmes climatiques auxquels ils font face.
Et les responsables politiques doivent avoir l’audace de faire les choix qui s’imposent et de les mettre en œuvre en accompagnant ceux qui seront touchés.