L'Europe en quête de solutions aux conflits sur les ressources en eau

Cet été, en France et en Europe, la baisse de la pluviométrie et les pénuries en eau potable battent des records. Les chercheurs Bernard Barraqué et Fabienne Wateau alarment depuis plusieurs années sur ce phénomène qui génère par endroits certaines rivalités. Pour les spécialistes en eau, ces conflits peuvent avoir un effet positif : ils vont obliger les pays riches comme la France à s’asseoir autour d'une table pour inventer une nouvelle utilisation et économie de la ressource. 
Image
tournesols
De nombreuses cultures souffrent du manque d'eau, alors que l'Europe subit une vague de chaleur inhabituelle et extrême, comme ici à Beaumont du Gatinais, au sud de Paris. La France traverse cette semaine sa quatrième vague de chaleur de l'année. Le gouvernement a averti la semaine dernière que le pays est confronté à la sécheresse la plus grave jamais enregistrée. Certains agriculteurs ont commencé à constater une baisse de la production, notamment dans les champs de soja, de tournesol et de maïs.
AP Photo/Aurélien Morissard
Partager10 minutes de lecture

La France métropolitaine connaît une sécheresse historique, signe du changement climatique. En juillet, il n'est tombé que 9,7 millimètres de pluie. Ce chiffre représente un déficit de précipitations d'environ 84% par rapport aux normales de la période 1991-2020, selon Météo-France.

D’autre part, absolument tous les départements français en métropole sont placés en vigilance sécheresse, dont 22 départements en alerte renforcée et 68 en crise. Depuis le début de l’été, 50 000 hectares de forêts ont brûlé. La France n’est plus très loin de battre le triste record de 88 000 hectares de 1976. 

À l’échelle européenne, même constat. En Allemagne, l'institut UFZ de recherche environnementale parle d’une « sécheresse extreme » ou « exceptionnelle ». Autour de Berlin, de nombreux incendies particulièrement intenses se sont déclarés depuis le début de l’été.

Les Pays-Bas ont eux déclaré une « pénurie d’eau » le 3 août dernier. Le constat est impressionnant. Dans ce pays d’eau, les péniches se retrouvent à même la terre. Certaines régions ont interdit l’irrigation agricole avec l’eau de surface. Le Royaume-Uni, lui, a connu le mois de juillet le plus sec depuis 1935. Dans le sud du pays, il s’agit tout simplement du mois le plus sec jamais enregistré avec seulement 17% des précipitations moyennes tombées. 

allemagne
L'eau particulièrement basse du Rhin à Cologne, en Allemagne, le mercredi 10 août 2022. Les bas niveaux d'eau menacent l'industrie allemande car de plus en plus de navires sont incapables de traverser la voie navigable clé. La grave sécheresse s'aggravera encore un peu plus en Europe en août avec la persistance d'un été chaud et sec.
AP Photo/Martin Meissner

De nouvelles restrictions ciblées 

Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS et au CIRED (Centre international de recherche sur l'environnement et le développement), travaille et alerte depuis les années 1990 sur les ressources en eau en France.

« Il y a plus d’une dizaine d’années, j’ai été contacté par la direction de l’eau des Pays-Bas, qui voulait savoir ce que nous Français faisions pour faire face à la sécheresse. J’ai demandé pourquoi ils cherchaient à le savoir. Ils m’ont répondu qu’ils n’avaient jusqu’alors jamais eu de pénuries d’eau, mais que désormais ils commençaient à en rencontrer dans le sud du territoire. Les Pays-Bas sont un pays où il ne pleut pas beaucoup, mais qui reçoit l’eau de la Meuse, du Rhin et d’autres cours d’eau venant de l'amont. Ils disposent donc normalement de la ressource en grande quantité. Or, ils ont désormais moins d’eau dans ces fleuves et moins de pluie. Ils se retrouvent en situation de sécheresse. Ce qui est valable pour les Pays-Bas l'est encore plus pour la Belgique », explique Bernard Barraqué. 
 
La sécheresse exceptionnelle et le manque de ressource en eau occasionnent des restrictions dans des pays d’Europe qui jusqu’alors avaient vécu sans. Aux Pays-Bas comme en France, les agriculteurs sont en première ligne. Si certains s’adaptent en remplaçant le maïs par des cultures moins gourmandes en eau comme le tournesol, le soja ou encore le sorgho, d’autres tentent de développer la récupération et le stockage de l’eau de pluie, alors qu'on pourrait réutiliser des eaux usées traitées venant des villes pour irriguer les cultures. 


Il y a moins d’eau pour tout le monde. Les rivalités réapparaissent, comme avant.Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS et au CIRED, spécialiste de l'eau

C’est le cas des Deux-Sèvres, où des' bassines' stockent l’eau en surface, au détriment éventuel de la recharge des nappes phréatiques. Approvisionné en eau en hiver, le bassin est utilisé par les agriculteurs en été. Le projet, s’il a vu le jour, n’en est pas moins controversé  : si l'hiver est sec, les bassines réduisent l'eau souterraine qui risque de se retrouver en situation plus critique. Les défenseurs de la nature réagissent parfois violemment (en crevant le fond des bassines).

"Il y a ici un conflit bien connu : celui de savoir s’il faut stocker de l’eau pour irriguer des productions de l’agriculture intensive, ou la laisser s'écouler naturellement et aussi rejoindre le solLa ville de Niort pourrait s'inquiéter parce que plus ça va, plus les agriculteurs captent la ressource en eau et cela risque d’être au détriment de la ville, qui n’aurait alors plus d’eau. S’il ne pleut plus et qu’en plus le peu d’eau qu’on aura accumulé dans les bassines s’évapore, eh bien nous aurons tout perdu. Ce serait un investissement pour rien », explique le chercheur. 

bassines deux sevres
Les bassines des Deux-Sèvres ont fait parler d'elles dans les médias français. Le projet est largement discuté par militants écologistes et certains scientifiques leur préférant un stockage dans le sol. 
Crédit : France info 

Face au manque d’eau douce, des rivalités se développent, entre acteurs privés et publics. Le Barrage de Serre-Ponçon, au cœur des Alpes du Sud, est le plus grand barrage en terre d’Europe, avec ses 2800 hectares. Il est aussi le plus grand lac artificiel de France métropolitaine et représente une manne touristique très importante pour la région. Il permet également de déstocker une réserve de 200 millions de m3 d’eau pour les agriculteurs irrigants en aval dans le bassin de la Durance. Cette année, le lac est quasiment vide. 
 
« Cela vient du fait que cet hiver, il n’a pas plu et qu’en amont, dans les Alpes, il n’a pas neigé. Or, le lac de Serre-Ponçon se remplit quand la neige fond. Il est en général plein en juin. Cette année, il ne s’est pas rempli. Il y a donc moins d’eau pour tout le monde. Les agriculteurs ont demandé à commencer à utiliser les 200 millions de m3 plus tôt, car ils n’arrivaient plus à s’en sortir. Mais cette année, cela signifie qu’on ne peut presque plus aller se baigner dans le lac de Serre-Ponçon. Or nous sommes début août. Les rivalités apparaissent, comme avant », continue Bernard Barraqué. 

Le nord de la France n’est pas non plus épargné par la sécheresse et donc, pas à l’abri de certaines rivalités. Quantitativement, il y pleut beaucoup moins que dans le sud. Les faibles précipitations de cette année n’ont pas permis aux eaux souterraines de se régénérer.  
 
« Pour vous donner un ordre de grandeur, Bayonne est la ville de France où il pleut le plus, soit en moyenne 1400 millimètres. Le nord du Portugal atteint les 1800 millimètres, tandis que Bordeaux enregistre 1200 millimètres, Pau, 1000 et Paris, 650. Dans le nord de la France, la pluviométrie ne dépasse pas le taux parisien. Les pluies y sont plus réparties sur l’année, ce qui est avantageux pour la végétation. Mais avec des périodes de sécheresse comme celle-là, ces régions souffrent du manque d’eau »

(Re)lire : Journée mondiale de l'eau : ce que vous ne savez peut être pas…

Plus de rivalités ? 


Les effets du réchauffement climatique iront de pair avec l’accroissement de certaines rivalités en Europe autour des ressources en eau, selon Bernard Barraqué. 
 
« Les rivalités vont certainement s’accroître : ainsi, par rapport à celui d’avant, le dernier recensement agricole révèle que partout, dans tous les départements français, l’équipement en systèmes d’irrigation a augmenté. Mais cette année, nombre d'entre eux ne fonctionneront pas, ou mal : les préfets prennent des arrêtés interdisant l’arrosage pour préserver les usages qui sont considérés comme prioritaires, à savoir le milieu aquatique lui-même et l’approvisionnement en eau potable. Or j’ai entendu dire qu’en Charente maritime, des agriculteurs continuent à irriguer, bien que ce soit interdit », explique le chercheur. 
 

L’outil économique permet de trouver une solution négociée à la rivalité qui s’accroît.
Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS et au CIRED, spécialiste de l'eau

Pour Bernard Barraqué, les conflits d’intérêt vont certainement s’accroître au fil du temps « si le changement climatique se produit comme le GIEC nous le dit », entre irrigants - premiers usagers des ressources en eau potable en été -, hydroélectricité, tourisme et alimentation en eau des populations, notamment dans les endroits où le nombre d’habitants décuple en été. « Il va falloir faire davantage pour diminuer les demandes en eau », conclut-il. 

Des rivalités positives pour l’Europe de l’Ouest ?

Les rivalités peuvent être gérées collectivement en démocratie participative. Des solutions existent pour mieux partager l’eau douce, et d’abord entre agriculteurs. Bernard Barraqué parle d’adopter un assolement (répartition des cultures de l'année entre les parcelles d'une exploitation) moins gourmand en eau en été. Les agriculteurs peuvent aussi se répartir moins d’eau en situation de pénurie, avec un système de compensation financière pour ceux qui acceptent ou décident de ne pas profiter de l’eau pendant les étés secs, voués à se répéter. Ce système a été mis en place en Charente par un syndicat d’irrigants il y a plus de 20 ans. 
 
« Les agriculteurs ont un quota d’eau qui est mesuré avec un compteur et s’ils dépassent leur quota, ils paient plus cher. L’institution arbitre de ce partage a même pu compenser financièrement ceux qui n’avaient pas épuisé leur quota »détaille le chercheur. 

L’outil financier est également utilisé avec les barrages hydroélectriques EDF situés dans les départements du Lot, du Tarn et des Pyrénées. À la demande du préfet, ils peuvent être amenés à lâcher de l’eau en période estivale pour alimenter les rivières et permettre à des irrigants de continuer à irriguer leurs cultures. « EDF demande alors à être compensé pour cette eau. L’outil économique permet de trouver une solution négociée à la rivalité qui s’accroit. »


Que l’on regarde comment les pays du sud, qui n’ont pas d’eau depuis très longtemps, savent la gérer.Fabienne Wateau, directrice de recherche au CNRS, spécialisée dans l'étude de la gestion de l’eau et des conflits articulés autour de la ressource

Comme Thierry Burlot, président du Comité de bassin Loire Bretagne et du Cercle Français de l’Eau, Bernard Barraqué encourage les solutions négociées comme celle-ci, en les élargissant à des usages diversifiés ; sans quoi il reviendra aux préfets de faire des choix et de les imposer, sans négocier avec personne.

« Ce sera problématique, car je pense que dans ces cas-là, et je suis désolé de le dire, les préfets sont souvent plus sensibles aux intérêts des agriculteurs et du développement économique qu’aux arguments de ceux qui défendent le milieu aquatique, dont je fais partie », argue-t-il.

verdon
Les gorges du Verdon sont à sec, on peut même y marcher. Photo en date du 9 août 2022. 
AP Photo/Daniel Cole

Le scientifique se dit extrêmement inquiet pour l’avenir. « À long terme, on va à la catastrophe. Non seulement il y aura des périodes de canicules et de sécheresses intenses qui vont se multiplier, mais en plus, lorsque l’eau arrivera, ce sera sous forme d’épisodes souvent extrêmement violents (pluie ou grêle). »


Le manque d’eau va créer des obligations d’entente, des obligations de travailler ensemble et des obligations de partage.Fabienne Wateau, directrice de recherche au CNRS, spécialisée dans l'étude de la gestion de l’eau et des conflits articulés autour de la ressource

Un constat partagé par Fabienne Wateau, directrice de recherche au CNRS, spécialisée dans l'étude de la gestion de l’eau et des conflits articulés autour de la ressource. Pour la chercheuse, il va falloir apprendre à faire avec le « trop d’eau », tout autant qu’avec le trop peu. 

« Il faudra pouvoir capter l’eau de pluie et la garder en réserve. C’est déjà ce que font les pays du sud. Nous avions l’habitude, dans le nord, à ne pas faire attention, car nous n’en avions pas besoin. Que l’on regarde comment les pays du sud, qui n’ont pas d’eau depuis très longtemps, savent la gérer. Le Maghreb le fait par exemple très bien», explique la chercheuse.

(Re)voir : Tunisie : Kumulus, la start-up qui transforme l'air en eau potable

Re(voir) : Climat : asséché, un grand fleuve du Maroc n'atteint plus la mer 

TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...


Le problème vient du fait que l’on irrigue avec de l’eau potable, dans certains endroits.Fabienne Wateau, directrice de recherche au CNRS, spécialisée dans l'étude de la gestion de l’eau et des conflits articulés autour de la ressource

Par ailleurs, pour Fabienne Wateau, la « guerre de l’eau » prédite par de nombreux médias est un mythe. « Ce n’est jamais l’eau qui crée les conflit. Les conflits sont toujours préexistants au manque d’eau. Il peut d'ailleurs y avoir des conflits, même quand il y a beaucoup d’eau. L’eau sert de prétexte aux conflits ». Au contraire, « le manque d’eau va créer des obligations d’entente, des obligations de travailler ensemble et des obligations de partage. Il n’y aura pas convoitise autour de l’eau ». 

belgique eau
Des voitures sont immergées dans l'eau après que la Meuse a rompu ses berges lors de fortes inondations à Liège, en Belgique, le jeudi 15 juillet 2021.
AP Photo/Valentin Bianchi

De quoi encourager les dirigeants des pays riches à réfléchir à de nouveaux moyens de gestion de l’eau et de recyclage de l’eau grise (l’eau potable de nos douches et de notre vaisselle). Captation et stockage de l’eau de pluie qui tombera par moments et à certains endroits en quantité voir par « déluges », ou encore installations de système secondaires de canalisations dans les maisons et les bâtiments. Telles sont les solutions avancées notamment par Fabienne Wateau. 

« Il n’y a pas de manque d’eau. En revanche, il y a un manque des ressources en eaux potables, l’eau que l’on utilise pour boire, pour se laver, pour donner à boire aux animaux et pour irriguer. Le problème vient du fait que l’on irrigue avec de l’eau potable, dans certains endroits. Il faut aussi arriver à faire des circuits secondaires dans les nouveau bâtiments en Europe du Nord, des réseaux avec de la récupération de l’eau de pluie pour les toilettes. Utiliser de l’eau potable pour tirer la chasse est un vrai problème dans les pays riches. Les pays d’Europe du nord peuvent s’en sortir en investissant de l’argent dans les circuits parallèles de récupération d’eau secondaires. Bernard Barraqué le dit depuis les années 1990, ce n’est pas neuf comme sujet », détaille-t-elle en citant son confrère.