Fil d'Ariane
TV5MONDE : Votre étude, publiée le 18 janvier 2022, révèle que la cinquième limite de la planète a été franchie. Quelle est-elle ?
Bethanie Carney Almroth : Cette limite est la huitième des neuf limites que nous avons établies. Elle est la cinquième à avoir été franchie.
Elle englobe les formes de vie, les substances et les matériaux qui n’existaient pas dans la période Éocène [il y a 56,0 et 33,9 millions d’années. L'Éocène est marqué par l’émergence des premiers mammifères modernes, sa fin par une extinction massive]. Ce sont des entités nouvelles totalement anthropogènes. Elles ne sont pas apparues de manière naturelle.
Quelles sont les neuf limites planétaires ?
Les limites planétaires sont au nombre de neuf. Elles sont les différentes limites identifiées comme régulant l’intégrité du système de la Terre. Les limites elles-mêmes définissent l’espace dans lequel les humains peuvent fonctionner sans porter atteinte à cet équilibre. Les 9 limites planétaires identifiées sont les suivantes :
Jusqu'à présent, 5 limites planétaires ont été franchies. Il s'agit de celles du changement climatique, de l’érosion de la biodiversité, des perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore, de l'usage des sols et la dernière en date, celle de la pollution chimique.
Nous incluons aussi dans cette définition les métaux, car bien qu’ils soient des éléments naturels, leur disponibilité et la forme sous laquelle ils apparaissent aujourd’hui est loin d’être naturelle. Dans cette étude, nous nous sommes concentrés sur de nombreux produits chimiques et sur le plastique. Ils sont des éléments liés de manière tangible aux problèmes dont nous parlons.
Le plastique est composé 99% du temps d’énergies fossiles.Bethanie Carney Almroth, professeure et chercheure à l'Université de Göteborg en écotoxicologie
TV5MONDE : Selon votre étude, la « pollution chimique » ou l’ « introduction d’entités nouvelles dans la biosphère » ont atteint leur maximum et représentent un danger concret. En quoi le plastique et les produits chimiques affectent-ils à ce point l’environnement ?
Bethanie Carney Almroth : Prenons le cycle de vie du plastique. Il commence à l’extraction, avec des matériaux bruts extraits de la Terre. Le plastique est composé 99% du temps d’énergies fossiles. Il induit donc, dès le départ, du forage et du craquage [le craquage consiste à chauffer, sous pression et à des températures élevées, les résidus lourds], des processus qui perturbent l’environnement. Les matériaux bruts extraits sont ensuite utilisés pour faire du plastique. Les plastiques possèdent différents polymères et peuvent contenir jusqu’à 10 000 substances chimiques. Une fois ces matériaux en plastiques utilisés dans notre vie quotidienne, ils rejoignent le flux des déchets. C’est un dysfonctionnement grave, observé à travers le monde.
Tout ce cycle du plastique peut nous filer entre les doigts et fuiter dans l’environnement. Une fois qu’il s’y trouve, il peut alors avoir un impact direct. C’est là que nous nous rapprochons de quelque chose qui perturbe les systèmes terrestres. Les plastiques peuvent perturber de manière physique l’environnement puisqu’il sont un matériau. Ils peuvent s’accumuler dans des quantités telles qu’ils vont modifier l'environnement. Ils peuvent causer des inondations. Dans les océans, ils causent un dommage considérable, lorsque mammifères et poissons s’emmêlent ou se coincent dans ces objets en plastique et meurent noyés. Certains animaux en avalent directement, comme les baleines, les éléphants ou encore les cervidés. Physiquement donc, les plastiques peuvent abîmer de manière très importante l’environnement et les êtres vivants.
Les substances chimiques composant les plastiques sont plus de 10 000. 2.500 d’entre elles sont connues pour être toxiques, des milliers d’autres n’ont pas été étudiées du tout.
Bethanie Carney Almroth, professeure et chercheure à l'Université de Göteborg en écotoxicologie
TV5MONDE : Quel est l’impact chimique du plastique sur l’environnement et les êtres vivants ?
Bethanie Carney Almroth : Les substances chimiques composant les plastiques sont plus de 10 000.
2.500 d’entre elles sont connues pour être toxiques, des milliers d’autres n’ont pas été étudiées du tout. Les plastiques peuvent causer la fuite de substances chimiques à travers nos sociétés et nos écosystèmes. À ce jour, il n’y a pas un seul environnement qui n’ait pas été contaminé au plastique. Nous en trouvons sur toute la planète. De nombreuses substances chimiques de plastiques sont connues pour être des perturbateurs endocriniens chez les humains, pour d’autres organismes également. Cela peut mener à des changements dans la reproduction, dans les niveaux d’insuline et sur l’obésité, par exemple.
TV5MONDE : Le concept de limite planétaire a pu être critiqué par certains chercheurs en sciences humaines et par certains politiques. Pour quelle raison ?
Bethanie Carney Almroth : Le concept de limite planétaire émerge pour la première fois en 2009, pour décrire comment changent les systèmes terrestres. C’est un travail à grande échelle qui s’occupe d’observer l’impact des humains à un niveau global.
Il y a eu des critiques à l’égard de ces travaux, car ils s’intéressent à l’impact des activités humaines, mais pas nécessairement à l’impact des ces activités sur les humains. Nous nous concentrons sur les environnements naturels.
Il y a également beaucoup de débats actuellement sur la façon dont on fait de la science, notre méthodologie, les décisions que nous prenons, les structures de connaissance que nous utilisons, mais aussi, concernant la justice environnementale. Il y a énormément de documentations sur des injustices environnementales, où des groupes ou sociétés sont nettement plus concernées par la pollution environnementale que d’autres.
Depuis la crise du Covid-19, l’industrie des énergies fossiles s’est concentrée sur le plastique.
Bethanie Carney Almroth, professeure et chercheure à l'Université de Göteborg en écotoxicologie
TV5MONDE : Votre étude parle d’une production de plastique qui a augmenté de 79% entre 2000 et 2015, les plastiques représenteraient désormais deux fois la masse de tous les mammifères vivants. Quelles sont vos inquiétudes pour l’avenir ?
Bethanie Carney Almroth : Si la société change et si les produits demandés ne sont plus les mêmes qu’avant, les technologies et les infrastructures pour extraire les matériaux bruts existent toujours. Et elles sont utilisées pour faire de nouveaux produits. Ainsi, si nous pouvons supprimer un bien du marché, nous ne nous attaquons pas à la toute première étape, qui est l’extraction des énergies fossiles. Ce processus nous inquiète et nous avons pu l’observer ces dernières années, avec le virage vers plus d’énergies renouvelables.
Depuis quelques temps, la demande en essence a baissé. Particulièrement pendant la crise du coronavirus, où les gens ont arrêté de voyager et de se déplacer pour aller travailler. Pendant cette période, l’industrie des énergies fossiles s’est concentrée sur le plastique. Puisque 99% des plastiques sont faits d’énergies fossiles, les industriels les voient comme leur prochaine tirelire. Ils ont tiré partie de cette période pour créer de nouvelles usines de plastiques. Plusieurs ont été construites à travers le monde. Il y a aussi eu une pression pour faire évoluer le cadre juridique qui restreint certains produits plastiques, pour en autoriser plus sur le marché et permettre à nouveau l’extraction et la production de matériaux issus des énergies fossiles. Nous en sommes très inquiets.
TV5MONDE : Quelle a été la réception de votre étude depuis sa sortie ?
Bethanie Carney Almroth : Notre étude a bénéficié d’une grosse couverture médiatique dont je n’avais jamais fait l’expérience avant. Nous avons vraiment abordé un sujet qui intéresse les gens et dont ils se préoccupent.
Dans cet article, nous essayons de connecter les produits chimiques et les plastiques aux autres limites planétaires. Nous essayons de montrer comment les substances chimiques affectent le changement climatique et la biodiversité. Ce papier est un signal d’alarme. Nous avons tenté de créer une façon de voir ces nouvelles entités que sont les plastiques et les produits chimiques et d’observer leurs effets à grande échelle.
Notre volonté n’est pas de faire peur aux gens mais d’inviter au changement à un niveau international.