Fil d'Ariane
À l’heure où les grandes entreprises présentent leurs résultats annuels, le terme de neutralité carbone est régulièrement évoqué. Que signifie-t-il ? Pourquoi les entreprises l’utilisent-elles ? Entretien avec Catherine Chevauché, experte climat et économie circulaire chez Veolia.
Les grandes entrreprises du CAC 40 en France présentent en ce début leurs résultats annuels pour l’année 2022. Et un terme revient dans leur communication et leur souci un terme revient celui de "neutralité carbonne".
Cependant, à quoi correspond réellement le concept de neutralité carbone ? Pourquoi est-elle aussi présente dans la communication des entreprises ? Catherine Chevauché est experte climat et économie circulaire chez Veolia. Elle est également présidente de l’ISO TC 323 sur l’économie circulaire. Selon elle, les entreprises utilisent ce terme “pour parler des plans d’action de façon à pouvoir atteindre cette neutralité”. Elle reconnaît cependant que certaines entreprises peuvent y avoir un recours abusif, et donne des indicateurs pour avoir une meilleure idée de l’impact écologique d’une entreprise.
TV5MONDE : Quelle est la définition de neutralité carbone ?
Catherine Chevauché : Ça vient dans la continuité de la prise en compte de comment on peut lutter contre le réchauffement climatique. Pour les entreprises, ça s’inscrit dans la lignée de ce que l’Europe décide, de ce que la réglementation française décide. C’est-à-dire les objectifs à atteindre à l’horizon 2050.
Neutralité, ça signifie être capable de réduire au maximum les émissions de gaz à effet de serre produites par une activité. Ensuite, il faut être capable de compenser les émissions résiduelles d’une façon ou d’une autre. Cela peut être des projets de reforestation, de production d’énergies alternatives, etc. Il s’agit d’être capable de compenser les émissions de façon à atteindre le zéro en termes d’émissions.
Toute activité humaine émet des émissions de gaz à effet de serre.Caherine Chevauché, experte climat et économie circulaire
Zéro émissions, pour moi, cela signifie ne rien émettre du tout. À priori, ce n’est pas possible, puisque toute activité humaine émet des émissions de gaz à effet de serre. La neutralité, c’est plus pour dire que l’on va neutraliser l’ensemble des émissions que l’on fait.
TV5MONDE : Pourquoi le terme de neutralité carbone est souvent utilisé par les entreprises pour évoquer leurs objectifs écologiques ?
Catherine Chevauché : Ce terme est utilisé par les entreprises pour parler des plans d’action de façon à pouvoir atteindre cette neutralité. Il y a une norme internationale qui est en cours de rédaction sur le sujet, l’ISO 14 068 (NDLR : un document officiel réalisé par l’Organisation Internationale de Normalisation). Elle donne une définition globale de la neutralité carbone.
Les entreprises en parlent parce que ça s’inscrit dans les objectifs européens et nationaux d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. La première étape de cette chose-là, c’est d’arriver à réduire au moins par 2 les émissions de gaz à effet de serre si on veut être dans les limites des 1.5°C décidés par l’Accord de Paris.
Les entreprises utilisent ce concept car elles sont dans un état d’esprit dans lequel la croissance du chiffre d'affaires prime. Caherine Chevauché, experte climat et économie circulaire
TV5MONDE : N’y a-t-il pas un argument marketing derrière ça ?
Catherine Chevauché : Ça se manipule de différentes façons. Si sur un produit, on voit qu’il est marqué "neutre en carbone", c’est sûr que ça n’existe pas. Les entreprises utilisent ce concept car elles sont dans un état d’esprit dans lequel la croissance du chiffre d'affaires prime.
On pourrait évoquer la croissance sous différents aspects, en avoir une vision non pas uniquement économique et financière comme on l’a depuis qu’on est dans l’ère industrielle. Ça pourrait être une croissance beaucoup plus équilibrée avec des indicateurs environnementaux et sociétaux qui seraient plus justes. Mais aujourd'hui, des entreprises utilisent le terme de neutralité carbone à très mauvais escient.
Tout ce qui est extrait, utilisé, consommé pour réaliser un produit nécessite des émissions.Caherine Chevauché, experte climat et économie circulaire
Par exemple, veut dire que l’on vend un produit, sur lequel il est affiché qu’il est neutre en carbone. Cependant, il n’y a aucune explication quant à ce supposé résultat de neutralité carbone. Selon la norme 14 068 qui veut poser les règles internationales sur le sujet, un produit neutre en carbone n’existe pas. Tout ce qui est extrait, utilisé, consommé pour réaliser ce produit nécessite des émissions. La neutralité carbone ne doit pas être l’unique critère pris en compte. Il faut être capable d’avoir une vision orientée, mais aussi de voir plus loin et d’être capable de couvrir l’ensemble de la planète.
TV5MONDE : Comment mesurer l’impact écologique d’une entreprise ?
Catherine Chevauché : La consommation de ressources peut être intéressante comme unité de mesure. C’est le fait de réduire les ponctions sur les ressources vierges pour l’environnement. On est sur une planète finie, donc plus on va ponctionner via des minerais, de la biomasse, qui sont dans des quantités finies, plus ça va porter atteinte au climat, aux écosystèmes, et à la santé humaine. Tout est lié, il faut avoir une vision beaucoup plus systémique que juste un indicateur en particulier.
Il faudrait ajouter à la vision indicateur carbone une vision indicateur consommation de ressources, et essayer de diminuer le résultat de cet indicateur. Caherine Chevauché, experte climat et économie circulaire
Indiquer la consommation de ressources permettrait de faire voir à quel point une entreprise essaie de diminuer l’utilisation de biomatériaux. Le fait de réemployer, recycler, comment tout est fait. C’est loin d’être simple, mais c’est logique, car on vit dans un écosystème et tout est lié. L’humain en fait partie et il a laissé tomber cette partie-là. Pour moi, il faudrait ajouter à la vision indicateur carbone une vision indicateur consommation de ressources, et essayer de diminuer le résultat de cet indicateur.
Lutter pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre, c’est très bien. C’est dans la manière dont on fait percevoir ça aux consommateurs pour toujours acheter plus que réside le problème. Il faudrait être beaucoup plus responsable dans la communication et éviter de dire qu’un produit est neutre en carbone. Si vous dites qu’un produit est neutre en carbone, peut être que l’ensemble du processus de fabrication ne l’est pas. Il y aura toujours des émissions résiduelles.
La neutralité carbone, c’est un objectif. Il y a un chemin pour y arriver. Il passe par une réduction drastique des émissions, de façon à ce que les émissions résiduelles puissent être compensées.
TV5MONDE : Est-ce aussi une stratégie de communication, d’écoblanchiment de la part des entreprises du secteur énergétique ?
Catherine Chevauché : Il faut vraiment faire attention au contexte dans lequel le terme de neutralité carbone est utilisé. Je pense que les grandes entreprises font de plus en plus attention à ça, parce que c’est très facile d’être attaqué sur le fait de dire n’importe quoi. Les ONG montent en compétences et attaquent les grandes entreprises.
TV5MONDE : Pourquoi la France a-t-elle fait passer une loi pour encadrer l’utilisation du terme de neutralité carbone ?
Catherine Chevauché : C’est peut être pour essayer de mettre un peu d’ordre. Les termes sont beaucoup utilisés dans un esprit de marketing, même s’il y a des gens qui sont aussi de bonne volonté. Ce n’est pas tout blanc ou tout noir. On est tous responsables de tout ça. On est tous des consommateurs et partie prenante de cette société d’hyper consommation dans laquelle on est.
S’il y a une utilisation abusive, il y a des moyens de lutter contre ça. Il est aussi possible de le faire remonter à l’organisation qui gère les publicités pour éviter l’éco blanchiment (NDLR : procédé de marketing pour se donner une image de responsabilité écologique). La neutralité carbone en fait partie.
Le problème est complexe car tout est lié. Il faut effectivement poursuivre ceux qui disent qu’ils sont neutres en carbone alors qu’ils ne le sont pas. Aujourd’hui, personne n’est neutre en carbone. La solution vient d’une réglementation hyper forte, mais aussi du changement de comportement des consommateurs.