Le nouveau rapport du GIEC publié lundi 28 février alerte une nouvelle fois sur l’urgence à lutter contre le changement climatique. Comment avertir sur une situation de plus en plus menaçante, sans désespérer d'agir ? Wolfgang Cramer, géographe et écologue, est l'un des co-auteurs de l'étude du groupe d'experts. Il aborde pour TV5MONDE ces deux pans du problème. Entretien.
Pour ce rapport, Wolfgang Cramer a participé à l’écriture du premier chapitre « Point de départ et concepts-clés », d’un article transversal sur la région méditerranéenne et du résumé pour les décideurs.
TV5MONDE : Quels éléments nouveaux sont les plus importants, selon vous, dans ce nouveau rapport ? Wolfgang Cramer, directeur de recherches du CNRS à l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et d'Écologie marine et continentale, co-auteur pour le rapport du GIEC : Ce rapport est plus directement visé vers l'action, vers quoi faire. J'évite un peu le mot solution, parce qu’il donne l’impression qu’il suffit d’appliquer une méthode et que tout est bon. Et le problème climatique n'est pas de ce type-là.
Il s’agit des actions possibles, surtout au niveau de l'adaptation, mais aussi de la possibilité d'augmenter notre résilience face au changement climatique. Ce n’était pas un élément totalement absent les dernières fois, mais ça s'est beaucoup renforcé.
(Re)lire : Le rapport du GIEC résumé en 5 points : "un recueil de la souffrance humaine" Un autre élément, c'est que l'information disponible à l'échelle régionale - pour toutes les régions du monde, pas seulement les pays riches - a pu être augmentée parce qu'il y a beaucoup de recherches, de nouvelles études qui ont été prises en compte. Ce qui donne davantage d'informations concrètes et détaillées, qu'on peut retrouver dans le rapport.
Sinon, l'alerte reste la même. On n’est pas sur le bon trajet, il faut une action beaucoup plus importante, à la fois pour l'adaptation et pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre que ce qu'on est actuellement en train d'observer. Comme auteur de ce rapport, je souhaite juste une chose : c'est que l'engagement devienne réel, pas juste des petites miettes.
TV5MONDE : Est-ce rassurant de noter que les adaptations pour lutter contre le changement climatique se développent, ou est-ce encore trop largement insuffisant pour que cela puisse constituer un bon signe ? Wolfgang Cramer : C'est vraiment les deux. C'est absolument positif que le niveau d'adaptation augmente : d’après notre état des lieux, les initiatives sont riches et multiples.
Mais il existe un fossé entre ce qu'il faudra pour vraiment protéger les populations du monde, et les moyens. Et ce fossé s'agrandit, entre le changement climatique galopant et des moyens insuffisants pour une bonne adaptation, surtout dans les pays du Sud.
Il ne faut pas passer un message de découragement, ce n’est pas du tout l'intention. Plein de choses peuvent être faites. Il faut juste aller les faire de façon sérieuse, et il faut dénoncer toute activité de green-washing (stratégie de marketing ou de communication qui fait croire qu’un organisme a une activité éco-responsable, alors qu’il n’agit pas vraiment en ce sens, NDLR). Je crois que le rapport, sans dire le mot, donne aussi des informations concrètes là-dessus.
TV5MONDE : Avez-vous des exemples de ces adaptations en développement ? Wolfgang Cramer : Je cite souvent dans le secteur agricole, une reconnaissance croissante de l'agro-écologie comme un mode de fonctionnement radicalement différent, pas seulement dans les pays riches mais aussi ailleurs. Il s’agit de transformer ce secteur agricole vers des méthodes plus diversifiées, plus adaptées aux territoires. Ça, c'est une adaptation qui marche. Ce qui manque, c'est l'application à plus grande échelle.
Un autre exemple que j'aime citer, c'est la transformation en plein développement des villes. Les villes s'adaptent bien parce que de toute façon, elles sont un lieu de transformation permanente, un laboratoire. Et c’est un avantage dans ce contexte-là, parce que ça leur permet d’orienter leur évolution vers une plus grande durabilité.
La transformation urbaine tend vers une ville meilleure climatiquement, avec des espaces verts, avec moins de voitures polluantes, avec davantage de possibilités de passer du temps hors de la pollution. Toutes ces évolutions sont une adaptation nécessaire et efficace, par rapport au réchauffement qui va s'aggraver. Cela concerne Paris évidemment : même si tout n’est pas encore achevé, Paris est considérée comme une des villes leaders internationalement, avec sa transformation accélérée notamment au niveau des transports.
Un monde qui connaît une inégalité croissante va avoir plus de mal à trouver une situation stabilisée, moins risquée face au changement climatique.
Wolfgang Cramer, directeur de recherche au CNRS et co-auteur du rapport du GIEC.
TV5MONDE : Est-ce que le problème consiste alors en un manque de généralisation de ces évolutions ? Wolfgang Cramer : Je m'interroge effectivement sur comment on peut encourager la mise en place de ces solutions de façon encore plus générale. Mais en même temps, toutes ces transformations demandent à être appliquées d'une façon différente en fonction du lieu. On apprend de plus en plus que les structures qu'on transforme sont différentes, dans le Nord, dans le Sud, dans les pays pauvres, dans les pays riches, dans les zones rurales, dans les villes. Et il faut chercher des moyens adaptés à appliquer aux conditions locales.
TV5MONDE : Le rapport évoque aussi les "mal-adaptations", des solutions contre-productives mises en place contre le changement climatique. De quoi s’agit-il exactement ? Wolfgang Cramer : Remplacer une voiture à moteur par une voiture à moteur électrique par exemple : ce n’est pas une adaptation, c'est du bricolage avec une partie du problème, sans regarder le problème général.
Les collègues qui ont écrit le chapitre sur les mal-adaptations ont trouvé très important qu'on développe un regard critique et analytique, pour reconnaître quelle adaptation est véritablement efficace. Un exemple de mal-adaptation peut aussi être construire une énorme digue, un énorme mur contre la hausse du niveau de la mer. On donne aux populations une impression de sécurité alors qu’en réalité, il faudrait prévoir un déplacement parce qu'à un moment, le système ne tient plus.
Les mal-adaptations peuvent être très coûteuses : en termes de risques pour les personnes, mais aussi au niveau des dépenses pour quelque chose qui ne sert à rien.
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TV5MONDE : Quelles barrières principales existent pour accélérer le changement ? Wolfgang Cramer : Une première barrière concerne les limites dures, physiques : par exemple, face à la hausse du niveau de mer, même avec tous les moyens du monde, à partir d’un moment, on ne peut plus construire de digue assez haute. Avec l’absence des moyens financiers suffisants pour s’adapter, ce sont les deux barrières principales.
Souvent, on sur-interprète la nécessité des nouvelles technologies. Évidemment, c’est toujours bien d’y avoir accès, mais souvent, ce ne sont pas les technologies qui manquent, ce sont les moyens d’application. Ce sont souvent des choses assez simples auxquelles une grande partie de la population n’a pas accès, comme des pompes pour l’irrigation par exemple.
Je suis très préoccupé par les enjeux de hausse du niveau de mer, car c’est quelque chose qui va toucher absolument tout le monde. Les barrières sont très différentes : dans les pays riches, on peut décider le déplacement d’une ville entière, même si c’est compliqué et coûteux. Dans les pays pauvres, il faut peut-être penser d’abord à trouver des solutions basées sur la nature : en re-naturalisant la côte, en protégeant que les récifs coralliens,… Il n’y a pas une même solution ou une barrière partout.
Plein de choses peuvent être faites. Il faut juste les faire de façon sérieuse, et dénoncer toute activité de green-washing.
Wolfgang Cramer, co-auteur du rapport.
TV5MONDE : Comment cette insuffisance s’illustre-t-elle à l’échelle mondiale ? Wolfgang Cramer : C'est insuffisant parce qu'il n'y a pas de moyens. L'aspect justice climatique est mis très en avant. Les plus gros pays pollueurs, comme les pays d'Europe, ont une obligation morale, éthique, pour aider les autres à s'adapter. C’est aussi une question d’intérêt commun, pas juste de gentillesse, parce que le monde et les écosystèmes vont arriver à un état bouleversé si on n’augmente pas l’aide à l'adaptation pour les pays du Sud.
Le rapport constate l'injustice au niveau de ces moyens pour s'adapter, mais il ne fait pas le travail qui sera celui des politiques, de s'interroger sur un meilleur partage des coûts et des engagements. Le GIEC livre des informations scientifiques sur les risques et les moyens, mais il ne prescrit pas de trajectoires politiques.
TV5MONDE : Ce nouveau volet met l’emphase sur les notions d’équité, de justice. Est-ce que la lutte contre la pauvreté, le développement durable sont davantage développés cette fois ? Wolfgang Cramer : Ce n’est pas une découverte de ce rapport. Les objectifs de développement durable sont une de nos raisons d’être. C’était une occasion de montrer que la lutte contre le changement climatique est aussi importante pour d'autres aspects du développement, pour l'alimentation, pour l'éducation, pour la diversité, pour l'équilibre hommes-femmes. Et puis un monde qui connaît une inégalité croissante va avoir plus de mal à trouver une situation stabilisée, moins risquée face au changement climatique. Tout cela fonctionne ensemble.
Ça c’est une observation générale, et dans ce rapport-là, le GIEC a adopté une formule : le développement climatique résilient.
On observe une forte mobilisation sociétale, plus durable, qui entre directement en relation avec les rapports du GIEC. C'est effectivement nécessaire et bienvenu.
Wolfgang Cramer, co-auteur du rapport.
TV5MONDE : Pouvez-vous revenir sur cette notion de « développement climatique résilient » ? Wolfgang Cramer : Ce n’est pas totalement nouveau, mais ça n’avait jamais été implémenté à une telle échelle dans une analyse scientifique.
Ça devient un concept large, sans dire qu’il faut faire précisément faire telle ou telle chose, mais que tout développement dans notre vie doit prendre en compte ces questions. L’objectif, c’est la résilience : on ne va pas échapper complètement au changement climatique.
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C’est une traduction de la logique des objectifs de développement durable dans le contexte climatique, une façon de dire qu'on n'est pas là juste pour stabiliser le climat et pour protéger contre le réchauffement. On est là pour trouver une intégration des enjeux climatiques avec d'autres enjeux du développement.
Et surtout avec la conservation de la biodiversité et des écosystèmes, parce que c'est absolument essentiel pour l'avenir. C'est pour ça qu'on parle de socio-écosystème : il n'y a plus aucun écosystème sur la planète qui n'est pas influencé ou en relation avec l'homme et ses actions. Ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose. Pendant deux millénaires, la biodiversité du bassin méditerranéen par exemple s'est développée en relation avec l'homme.
TV5MONDE : S’agit-il d’un ensemble de solutions proposées, ou d’un objectif vers lequel tendre ? Wolfgang Cramer : Le rôle et l'engagement du GIEC ne portent jamais sur une recommandation, une solution précise. Il est parfois compris ou présenté comme ça, mais c'est loin d'être le cas. Le GIEC n'a aucun mandat pour proposer quoi que ce soit. Il offre un état des lieux par rapport aux actions existantes ou possibles, et on les évalue par rapport aux objectifs donnés, à l'état de la science face au changement climatique.
Il existe un fossé entre ce qu'il faudra pour vraiment protéger les populations du monde, et les moyens.
Wolfgang Cramer, co-auteur du rapport.
TV5MONDE : Quels échos attendez-vous face à ce nouveau rapport, qui s’ajoute à la longue liste des observations scientifiques inquiétantes depuis plusieurs décennies ? Wolfgang Cramer : On a souvent vu un écho très fort, à travers de nouvelles déclarations immédiatement après la sortie d’un rapport. Quelques semaines après, on n'entend plus grand chose.
Mais récemment, on observe quand même une forte mobilisation sociétale qui est plus durable, qui entre elle aussi directement en relation avec les rapports du GIEC. À mon avis, c'est effectivement nécessaire et bienvenu ; ce n’est que comme ça qu'une transformation peut avoir lieu. Je pense que ce rapport va nourrir tous ceux qui souhaitent s'engager.
Les médias aussi jouent un rôle-clé là-dedans - pas que les médias spécialisés, mais ceux qui se préoccupent de la société, de la politique, de l'avenir. Je garde espoir que nous allons assister à beaucoup de débats, évidemment dans la campagne présidentielle, mais aussi après, pour interroger en permanence nos politiques par rapport à leurs engagements.
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TV5MONDE : Quelles réactions adoptent les différents gouvernements avec lesquels vous travaillez sur le résumé pour les décideurs ? Wolfgang Cramer : Je ne peux pas m’exprimer sur les positions prises par les différents gouvernements. Mais leurs politiques varient. Les pays fortement touchés par le changement climatique réclament le langage le plus fort possible, parfois plus fort que ce que nous, les auteurs, pouvons fournir. En même temps, d’autres pays souhaitent à tout prix que le message soit le plus mou possible.
On répond : «
On ne peut pas dire comme ça, parce que la science ne l’appuie pas ». Et à la fin on arrive à un texte qui est beaucoup plus clair qu’au début du processus. Il faut souligner que ce n’est pas une négociation, c’est un travail sur le texte pour le rendre plus clair.
TV5MONDE : Vous travaillez pour le GIEC depuis 1992. Est-ce que la méthode de travail au sein du groupe d’experts a évolué ? Est-ce que votre travail s’est transformé ? Wolfgang Cramer : La philosophie est toujours la même, avec le rôle des scientifiques, et le rôle des décideurs en partenariat. Cette vision est là depuis le début, et elle fonctionne. Par contre, ce qui a évolué, c'est le savoir, la base scientifique sur laquelle on s'appuie, et les moyens de travail, avec des échanges internationaux permanents et une quantité d'information énorme à absorber.