Fil d'Ariane
La Suisse, connue pour sa nature préservée, est au cœur de la tourmente après sa condamnation choc par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour inaction climatique. Une première pour un Etat.
Des personnes manifestent devant la Cour européenne des droits de l'homme pour la justice climatique, le mardi 9 avril 2024, à Strasbourg, dans l'est de la France.
Sa condamnation la semaine dernière n'en fait pas pour autant le dernier de la classe en matière de lutte contre le changement climatique, selon les experts.
"Le jugement a clairement montré qu'il existe de graves lacunes du cadre réglementaire" mais "la Suisse n'est certainement pas un cas isolé", explique Tiffanie Chan, analyste à la London School of Economics and Political Science.
Corina Heri, chercheuse sur les droits humains et le climat à l'Université de Zurich, est du même avis. La décision de la CEDH "ne veut en aucun cas dire que (...) seule la Suisse a un problème", souligne-t-elle.
La CEDH a donné raison à l'association suisse des "Aînées pour la protection du climat", composée de 2500 femmes de plus de 64 ans, qui considérait que Berne ne prenait pas de mesures suffisantes pour atténuer les effets du changement climatique, en violation de leurs droits à la vie, à la santé et au bien-être.
Selon la cour, chargée de veiller au respect de la Convention européenne des droits de l'homme, il y a bien eu violation de l'article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).
L'accord de Paris de 2015, qui vise à limiter le réchauffement climatique à 1,5°C par rapport à la période préindustrielle, prévoit que les pays fixent eux-mêmes leurs objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
La Suisse compte avoir réduit ses émissions de gaz à effet de serre en 2030 d'au moins 50% par rapport à 1990 et arriver à la neutralité climatique d'ici 2050.
Cette feuille de route est dans la moyenne internationale, selon les experts du Climate Action Tracker (CAT), mais ils jugent néanmoins que les objectifs, politiques et financements climatiques sont "insuffisants".
"Les politiques et actions climatiques de la Suisse jusqu'en 2030 nécessitent des améliorations substantielles pour être cohérentes avec la limitation du réchauffement à 1,5°C", indiquent-ils.
La Suisse devrait être dès l'année prochaine autour des -35% pour respecter son objectif alors que pour l'instant elle stagne à un peu moins de -20% (qui était son objectif pour 2020), selon Géraldine Pflieger, directrice de l'Institut des sciences de l'environnement à l'Université de Genève. "La Suisse n'est pas dans une trajectoire favorable", dit-elle.
En comparaison, l'Union européenne a dans son ensemble réduit ses émissions de 31% et les experts évaluent que le bloc européen serait capable d'atteindre les 60 voire même 65% d'ici 2030, observe-t-elle.
Tiffanie Chan souligne toutefois que de nombreux pays de l'UE, pris séparément, ont raté leurs objectifs de 2020. Mais la Suisse est particulièrement décriée par les experts, qui la jugent trop dépendante des compensations carbones réalisées à l'étranger.
"La Suisse dépend énormément" de ses réductions à l'étranger, selon Charlotte Blattner, spécialiste en droit climatique à l'Université de Berne, déplorant que ces projets "manquent généralement de traçabilité".
En outre, s'appuyer sur eux signifie que "la Suisse rate l'occasion de transformer fondamentalement ses propres infrastructures", souligne-t-elle.
A la différence d'autres pays, la Suisse dispose d'un système de démocratie directe qui permet d'organiser régulièrement des référendums, ce qui freine ou fait parfois dérailler des politiques approuvées par le gouvernement et le parlement.
En 2021, le projet de loi CO2 a ainsi été refusé dans les urnes, et il a fallu attendre 2023 pour que la population approuve la loi sur le climat visant la neutralité carbone en 2050.
"La démocratie directe n'a pas été un bon ami de la mise en oeuvre de la politique climatique suisse depuis la signature de l'accord de Paris", résume Géraldine Pflieger.
Mais Charlotte Blattner déplore l'attitude des autorités qui invoquent la lenteur du système suisse, soulignant que le gouvernement n'avait eu besoin que d'un week-end l'an dernier pour décider de sauver la deuxième banque du pays, Crédit Suisse, de la faillite. Le gouvernement devrait cesser "de se cacher derrière des excuses", assène-t-elle.