Les deux cinéastes, figures fondatrices de la Nouvelle Vague, ont été complices, puis séparés puis ennemis.
Récit d'une liaison tapageuse qui s'achèvera par un divorce très violent.
"
Je sens le moment venu de te dire, longuement, que selon moi tu te conduis comme une merde" écrit François Truffaut à Jean-Luc Godard en mai 1973.
Le réalisateur des
400 coups dresse un réquisitoire aussi complet qu'incisif. Tout y passe : son comportement avec son acteur fétiche :
"Ta lettre à Jean-Pierre Léaud, je l'ai lue et je la trouve dégueulasse". Il pointe sa duplicité avec les médias, toujours friands de son indignation qu'il estime calculée :"
Tu l'as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime (...)alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux et surtout préserver l'image pure et dure que tu veux entretenir...".Truffaut, précis et mordant, dénonce son côté factice et tapageur, son féroce égoïsme et sa pose éternelle pour épater le bourgeois :
"Je ne me fais pas de soucis pour toi, assène-t-il
, il y a encore à Paris assez de jeunes gens fortunés, complexés d'avoir eu leur première voiture à dix-huit ans, qui seront heureux de se dédouaner en disant : "Je produis le prochain Godard". (...) Toi, c’est le côté Ursula Andress, quatre minutes d’apparition, le temps de laisser se déclencher les flashes, deux, trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux.
Au contraire de toi, il y a les petits hommes de Bazin à Edmond Maire en passant par Sartre, Bunuel, Queneau, Mendès France, Rohmer, Audiberti, qui demandent aux autres de leurs nouvelles, les aident à remplir une feuille de sécurité sociale, répondent aux lettres, ils ont en commun de s’oublier facilement et surtout de s’intéresser davantage à ce qu’ils font qu’à ce qu’ils sont et qu’à ce qu’ils paraissent."
Pourquoi ce règlement de comptes ?
C'est que, quelques jours plus tôt, Truffaut a reçu une lettre de son ancien complice et ami. Godard lui disait qu'il n'avait pas aimé son dernier film "
La Nuit américaine" (Oscar du meilleur film étranger en 1974) et l'avait traité de "
menteur".
Pour autant, le réalisateur franco-suisse ne se gêne dans cette lettre aigre-douce pour lui demander d'entrer en coproduction dans sa prochaine réalisation...
Les deux hommes, après cet échange mouillé d'acide et de ressentiment, resteront fâchés jusqu'à la fin.
Truffaut, malgré les tentatives de Godard pour recoller les morceaux, ne passera jamais l'éponge.
Invité à participer à un ouvrage collectif avec
Rivette et
Chabrol, autres figures importantes de la Nouvelle Vague, Truffaut répondra par une fin de non-recevoir :
" Il n'est pas question de bâcler la préparation de ton prochain film autobiographique dont je crois connaître le titre: “Une merde est une merde”. "Le cinéma avant tout
Godard et Truffaut se sont rencontrés au début des années 50 à la
Cinémathèque et leurs chemins se sont régulièrement croisés dans divers ciné-clubs de la capitale.
Ce qui les unis, avant tout, ce sont les films, tous les films, rien que les films : "
Ce qui nous enchaînait plus fort que le faux baiser de Notorious, c’était l’écran, et l’écran seul expliquera Godard en 1988.
C’était le mur qu’il fallait faire pour s’échapper de nos vies,"Les deux jeunes hommes n'ont presque rien d'autre en commun.
Truffaut est un enfant non désiré, né de père inconnu, qui traine un passé de jeune délinquant et qui aspire, dans un premier temps, à devenir journaliste.
Jean-Luc Godard, lui, est fils de médecin et est un élève brillant. Sa mère est issue d'une lignée protestante très aisée. Le gamin se rêve peintre mais il comprend rapidement le champ des possibles, immense, que pourrait lui offrir le cinéma.
Tous les deux se retrouvent d'abord critiques aux
Cahiers du cinéma dans les années 1950.
C'est Truffaut, le premier, qui rencontre le succès le 4 mai 1959 à Cannes, lors du Festival avec
Les 400 coups . Son film triomphe. Il repart avec le Prix de la mise en scène.
Truffaut est lancé.
Godard, lui, s'offre son premier succès l'année suivante avec
À bout de souffle. Il a 29 ans. Truffaut en a signé le scénario.
Le film, tourné à la diable avec des moyens ridicules, dynamite toutes les conventions cinématographiques. Belmondo, l'acteur principal, pisse dans le lavabo, parle directement à la caméra et
Jean Seberg, avec sa fragilité et son charme de femme-enfant moderne et amoureuse, fait le reste.
Triomphe.
Godard, jamais avare de citations, régale les journalistes qui se pressent à ses conférences de presse.
Au journal
Le Monde, le 18 mars 1960, il déclare à propos du personnage de Michel Poiccard, le jeune voyou héros de son film : "
Depuis longtemps le garçon est obsédé par la mort, il a des pressentiments. Pour cette raison j’ai tourné cette scène de l’accident où il voit un type mourir dans la rue. J’ai cité
cette phrase de Lénine : “Nous sommes tous des morts en permission”, et j’ai choisi le Concerto pour clarinette que Mozart écrivit peu de temps avant de mourir (…). Je me suis inspiré d’un ami qui voyage et que je soupçonne de faire du trafic. Lui aussi pense à la mort. Socialement je suis différent du personnage de Belmondo. Moralement, il me ressemble davantage. Il est un peu anarchiste…"Refus du confort intellectuel
Anarchiste, Godard ?
Oui, certainement.
Si l'anarchie est "la négation de toute autorité" (Larousse), alors Godard en est un et tout son parcours artistique, désormais, va le prouver.
Bien entendu, il ne s'agit pas de poser des bombes et de tuer des gens au nom d'un idéal révolutionnaire. Les explosifs qu'il va soigneusement confectionner, film après film, sont, si l'on peut dire, intellectuels. Ils dégageront le chemin de la création convenue et aimable. Il prouve qu'une autre voie narrative est possible, quitte à déconcerter le
"grand public". Ses analyses, toujours pertinentes sur le cinéma et la télévision, ouvriront les yeux à qui veut bien se donner la peine.
Godard, avant tout, refuse le confort intellectuel, un confort qui, selon lui, semble être désormais la règle dans les films de Truffaut.
Godard lui, innove et expérimente. Il avance, débrousaille, s'égare, recommence. Il semble indifférents aux échecs commerciaux qu'il multiplie pourtant.
Qui l'aime le suive.
Quant aux autres, eh bien, qu'ils restent chez eux ou qu'ils se pressent donc dans les salles obscures pour déguster ce cinéma
"de qualité française" qu'il abhore.
Rien de tel avec Truffaut, dont les personnages s'épuisent non pas à faire la révolution mais, bien au contraire, à intégrer la société qui, un jour les a rejettés. Ils ne font pas de prosélytisme politique mais multiplie leurs efforts et les déconvenues pour être heureux. Tout simplement.
Il y a parmi les motivations de certains personnages de Truffaut, (et principalement dans la série des Doinel), une volonté farouche d'être accepté.
Avec lui, c'est : "Famille, je vous aime".
Tout ce que le cinéaste n'a pas connu.
Les renvois d'ascenseur
Dès lors, malgré leurs différences de style et de propos, les deux hommes vont s'épauler dans leur carrière. Truffaut se démène pour avancer le nom de son complice auprès des producteurs souvent frileux. Godard renvoie l'ascenseur à coup d'interviews-hommages.
Ils sont la tête pensante de cette
Nouvelle Vague qui déconcerte, irrite et séduit.
Godard, avec le Mépris (1963) renoue avec le succès mais ses films sont loin de rencontrer la popularité de ceux que réalisent Truffaut qui, par ailleurs, a pris soin de créer sa propre maison de production.
En mai 68, à Cannes, aux côtés de Louis Malle,
Claude Berri, Claude Lelouch et Roman Polanski, Godard prend la parole : "
Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan, vous êtes des cons ! "
François Truffaut acquiesce.
Le Festival est annulé.
On les retrouve, à cette époque, unis et solidaires pour défendre
Henri Langlois, co-fondateur de la Cinémathèque, quand le pouvoir a décidé de virer ce dernier.
Césars : l'ultime compétition
Truffaut, à jamais, restera sceptique sur la sincérité de l'engagement politique de son complice, peut-être jaloux de lui et qui va s'orienter après 68 vers un cinéma radical et très engagé. Godard ricanera de moins en moins discrètement sur le
"cinéma bourgeois" de son frère de pellicule.
Jusqu'à cette lettre de rupture.
Les journalistes qui ont eu vent de cette brouille, prennent l'habitude de demander aux cinéphiles :
"Êtes-vous plutôt truffaldien ou godardien ? ". Une question qui n'a pas lieu d'être pour l'acteur-réalisateur Mathieu Amalric:
"Choisir entre eux, c'est comme choisir entre les Beatles et les Rolling Stones, on aime les deux pour des raisons différentes."En juin 1978, lors d'une interview pour l'hebdomadaire culturel français Télérama, Godard sonne la charge :
" Je crois que François ne sait absolument pas faire de film. Il en a fait un qui lui correspondait vraiment et puis ça s'est arrêté là : après il n'a plus fait que raconter des histoires (...) C'est un usurpateur. S'il pouvait entrer à l'Académie française, je crois qu'il le ferait "Les deux hommes, qui ne se parlent plus, sont réunis une ultime fois lors de la 6ème Cérémonie des Césars en 1981.
Godard a été nominé pour
Sauve qui peut (la vie), Truffaut pour
Le Dernier Métro.
Et c'est ce dernier qui triomphe.
Largement.
Le réalisateur obtient dix
César, dont les cinq plus prestigieux, ceux du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario, du meilleur acteur (pour
Gérard Depardieu) et de la meilleure actrice (pour
Catherine Deneuve).
Seule
Nathalie Baye, héroine du film chez Godard, remporte le César de la meilleure actrice pour un second rôle.
C'est bien maigre.
Jean-Luc Godard en a-t-il concu un certain dépit ?
Rien ne permet de l'affirmer.
Mais les deux hommes ne renouent pas.
Dans un texte-hommage à son ex-ami disparu, lors de la publication de sa correspondance (Edition Hatier, 1988), Godard écrit : "
Notre douleur parlait, parlait, et parlait, mais notre souffrance resta du cinéma, c’est-à-dire muette. François est peut-être mort, je suis peut-être vivant. Il n’y a pas de différence, n’est-ce pas. ". Là où ils se trouvent désormais, peut-être sont-ils réconciliés.