Pendaison, prison, perpétuité… La colère monte au rythme des condamnations successives de dirigeants du principal parti islamiste du pays, Jamaat-e-Islami, pour des faits remontant à 1971, année de la guerre d'indépendance face au Pakistan.
Dernier en date : Ali Ahsan Mohammad Muhajid. A 65 ans, ce secrétaire général du parti a été condamné mercredi 17 juillet à "être pendu par le cou", par le tribunal international des crimes de Dacca. Deux jours plus tôt, c'est le chef du parti à l'époque de l'indépendance, Ghulam Azam (lien en anglais), qui était condamné à "90 ans de prison, soit jusqu'à sa mort" selon le procureur Sultan Mahmud cité par l'AFP. Son âge (90 ans également) et son état de santé lui ont permis d'éviter la peine capitale.
Au total, six condamnations ont été prononcées depuis le 21 janvier 2013.

Les raisons de ces condamnations, des crimes de guerre et la création de milices pendant la guerre d'indépendance de 1971. "Ils y ont joué un rôle très important, dans le mauvais camp, relate Jérémie Codron, politologue spécialiste du Bangladesh au CERI. Ils ont collaboré avec l'armée pakistanaise, dans l'opération de répression massive qu'elle a lancée contre les nationalistes bengalis. Le territoire, qui était alors le Pakistan oriental, était complètement quadrillé, l'armée pakistanaise l'a carrément envahi et les islamistes, principalement, se sont rangés de son côté. A ce moment-là, leur idéologie était de se dire 'le Pakistan est un état islamique. Au nom de l'Islam, nous devons défendre cet Etat pour que l'Inde ne permette pas au Bangladesh de devenir indépendant et d'en faire une sorte de vassal.' Dans les têtes des leaders de Jamaat-e-Islami, défendre l'intégrité du Pakistan contre les vues impérialistes de l'Inde était une nécessité impérieuse. Aujourd'hui, ils sont vus comme des traitres à la nation."
"Comités de paix"
Parmi les victimes de l'armée pakistanaise, des leaders de l'Awami League, parti laïque indépendantiste actuellement au pouvoir, des communistes, des hindous, des avocats, journalistes, professeurs et leaders étudiants de l'université de Dacca. Au bout de quelques mois de répression, des "comités de paix" sont créés par les pro-Pakistanais, pour prêter main forte à l'armée. Ali Ahsan Mohammad Mujahid a notamment été reconnu coupable de la disparition du patron du plus grand quotidien de l'époque, Ittefaq. Pendant son procès, Ghulam Azam a notamment été comparé à Adolf Hitler par l'accusation, pour son rôle de "guide" dans les massacres.
Les verdicts sont violemment contestés par les partisans de la Jamaat-e-Islami (voir reportage vidéo ci-contre). A l'issue de celui de Ghulam Azam, son avocat dénonce les preuves apportées par le tribunal : selon lui des informations de presse évoquant des discours prononcés lors de la guerre, et pas des faits avérés. Il entend faire appel du jugement. Depuis le premier verdict du 21 janvier, plus de 150 personnes ont trouvé la mort dans les manifestations et leur répression par les forces de l'ordre.

Tribunal bangladais international
Plus largement, c'est la place du tribunal international des crimes de Dacca qui est mise en cause aujourd'hui. Il n'a d'international que le nom et applique le droit bangladais. Pour Tej Thapa, chercheuse pour l'Asie du Sud à Human Rights Watch citée par le quotidien français La Croix, "le tribunal se définit comme international, car il juge des crimes réprimés par le droit international humanitaire." L'organisation a d'ailleurs critiqué à plusieurs reprises les procédures suivies par le tribunal (lien en anglais). Parmi les griefs à son encontre, la liste des accusés, tous issus de l'opposition au pouvoir en place, de l'Awami League.
"Ce tribunal a été mis en place par le gouvernement actuel, quasiment dès son arrivée au pouvoir, explique Jérémie Codron. Il a assez peu de moyens. C'est un tribunal qui est avant tout bangladais. Au départ il devait y avoir une coopération des services de renseignement et de l'armée pakistanaise, de services américains également, pour essayer d'ajouter des preuves matérielles à ces accusations."
Mais pour le politologue, le malaise politique attaché à cette institution judiciaire est plus profond encore. "Ce sont des juges assez âgés, voire à la retraite, considérés comme des sages, indépendants de tout parti politique, qui en ont pris la tête. Mais la première phase, qui a commencé vers 2010, a été largement critiquée notamment parce qu'on voyait que les personnalités qui présidaient le tribunal étaient en fait pieds et mains liés avec le pouvoir. Il y a eu un remaniement, décidé par la Cour Suprême, soit par le pouvoir judiciaire du Bangladesh et, en vertu de cela, le pouvoir dit que c'est une instance indépendante. Dans les faits c'est toute autre chose qui s'est passée. Il y a eu effectivement des nominations politiques, il y a eu des intimidations également sur les juges. Et puis, on voit surtout l'aspect très politique de la chose, c'est-à-dire que, plus on se rapproche des prochaines élections qui devraient avoir lieu début 2014, plus le rythme des condamnations s'accélère."

Charniers
Dans ces procès, le nombre de victimes des massacres de civils en 1971 est également controversé. Il évolue de 300 000 à trois millions, selon les estimations faites et les auteurs de ces dernières. "Trois millions de morts, c'est le chiffre qu'a donné l'Awami League après le conflit, pour essayer de mobiliser l'opinion publique internationale sur cette question sensible du génocide, détaille Jérémie Codron. 300 000 morts, c'est globalement le chiffre qui a été avancé par le Pakistan. La vérité se trouve entre les deux, mais elle est très floue. On a très peu de preuves matérielles. On a retrouvé des charniers, mais c'est simplement avec un décompte des disparitions dans les familles, avec des recoupements notamment grâce à des associations comme la Croix rouge qui étaient présentes lors du conflit qu'on a pu comprendre l'ampleur du nombre de morts. Les chiffres qui me paraissent les plus sérieux, même si la fourchette est gigantesque, et sur lesquels les universitaires s'accordent, ce serait entre un et deux millions de morts"
Malgré cette guerre des chiffres et la polémique bangladaise sur l'impartialité politique du tribunal international des crimes, huit autres hommes politiques, dont six appartenant au Jamaat-e-Islami et deux au Bangladesh Nationalist Party conservateur sont toujours en attente de jugement.
Pourquoi ces procès ne sont-ils pas intervenus plus tôt ?
Selon Jérémie Codron, "juste après l'indépendance, Sheikh Mujib, le premier dirigeant du Bangladesh "père de la nation", a amnistié tous les gens qui avaient collaboré avec l'armée pakistanaise. Donc la première action qu'il a pu faire a été de dédouanner toutes ces personnes. Il n'empêche que, à ce moment là, la Jamaat-e-Islami et l'ensemble des partis politico-religieux étaient interdits, je dirais, d'activisme, de militantisme, sur la scène politique, puisque le Bangladesh était un pays laïque.
Et peu à peu, la Jamaat-e-Islami est revenue sur la scène politique bangladaise, s'est relégitimée, et principalement dans les années 1990 au moment où il y a eu la transition démocratique, où les civils sont revenus au pouvoir. La Jamaat-e-Islami a commencé à devenir un parti assez important. Il est devenu en quelques sortes un pivot dans la vie politique. Or l'Awami League, qui est au pouvoir actuellement, ne peut pas complètement se débarrasser de l'opposition. Par contre, en s'attaquant à ce parti islamiste, elle va largement la fragiliser en vue des prochaines élections, puisque l'opposition ne pourra plus compter sur son allié, ne pourra plus compter sur le soutien des islamistes.
La carte qu'a voulu jouer le gouvernement c'est qu'en gros la question de ce passé qui ne passe pas était véritablement importante, qu'il fallait revenir dessus parce qu'à l'époque les gens qui ont été amnistiés l'ont été au regard de leur collaboration avec l'armée pakistanaise. On n'était pas encore conscient qu'il y avait eu de tels massacres. Au fur et à mesure, dans les années 1970, on a révélé des chiffres. Donc on a commencé à se poser la question de savoir s'il y avait eu à ce moment là un génocide planifié ou non. Et c'est là que la question est devenue un enjeu national majeur, de savoir s'il fallait rouvrir les dossiers de l'histoire pour traiter cette question du génocide et en trouver les coupables.
Je dirais que les principaux instigateurs de ce qui s'est passé en 1971 sont plutôt à rechercher du côté de l'armée pakistanaise. Pas réellement de ses exécutants au Bangladesh. Je dirais que c'est là ou le bât blesse par rapport à ce tribunal. On ne règle pas réellement la question des véritables coupables et surtout, celle de savoir s'il y a eu planification, s'il y a eu une volonté délibérée d'exterminer certaines parties de la population bengalie en 1971."