« Morts de rire » titrait le dessinateur belge Kroll en Une du quotidien Le Soir après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Onze personnes : les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski ; la psychanalyste Elsa Cayat ; l’économiste Bernard Maris ; le correcteur Mustapha Ourrad ; le policier Franck Brinsolaro assurant la protection de Charb ; le fondateur du festival Rendez-vous du carnet de voyage Michel Renaud invité ce jour-là et Frédéric Boisseau, chargé de la maintenance du bâtiment.
Tous sont morts sous les tirs des frères Kouachi au milieu de la rédaction. Comment le journal avec l’équipe alors décimée, et au bord de la faillite a-t-il survécu ?
Qui est parti ?
Difficile pour l’équipe survivante de travailler après les attentats.
Le premier à annoncer son départ en mai 2015 c’est le dessinateur Luz qui a quitté la rédaction fin septembre.
« Si je me barre, c’est que c’est difficile pour moi de travailler sur l’actualité (...) Ça n’arrive plus à m’intéresser, en fait, ce retour à la vie normale de dessinateur de presse. Beaucoup de gens me poussent à continuer, mais ils oublient que le souci, c’est l’inspiration», avait-il alors déclaré pour justifier son choix.
Il a ressaisi le crayon pour coucher sur le papier, en dessins, ses traumatismes dans un album intitulé
Catharsis publié en mai dernier.
Celui que l’on confond souvent avec Charb, était l’auteur du dessin de Mahomet qui faisait la Une du numéro post-attentat titrant "Tout est pardonné". Un personnage qu’il
avait décidé de ne plus dessiner fin avril : «
Il ne m’intéresse plus. Je m’en suis lassé, tout comme [du personnage] de Sarkozy. Je ne vais pas passer ma vie à les dessiner».
Il faut savoir tourner la page,
un jour.
Patrick Pelloux
Le 25 septembre, c’est le médecin urgentiste et chroniqueur de l’hebdomadaire Patrick Pelloux qui annonce vouloir quitter à son tour la rédaction début janvier 2016. Il en fait l’annonce sur la radio étudiante Web7Radio en ces termes : « Si j’ai décidé d’arrêter d’écrire dans “Charlie Hebdo”, c’est parce qu’il y a quelque chose qui est abouti, qui est terminé. Il y en a d’autres qui vont continuer ce journal et je reste “Charlie Hebdo” dans l’âme mais il faut savoir tourner la page, un jour. Pour aller mieux, parce qu’on ne va pas bien après ce qu’on a vécu… On est survivants, oui et non. Une partie de nous-mêmes s’est arrêtée au moment de ces attentats. »
La relève elle est pour l’instant assurée par l’équipe restante avec parmi les dessinateurs Coco, Foolz, Catherine Meurisse, Willem et Riss, directeur de la rédaction, blessé lors de l’attentat. De nouvelles signatures les ont rejoints comme celle de Juin.
Mais la rédaction aurait besoin de plumes neuves, seulement il reste difficile de convaincre de nouveaux dessinateurs «
Certains ont l’impression que s’ils se mettent à dessiner pour nous, ils vont avoir une étiquette collée sur le front "Je dessine Mahomet" », explique Riss au journal
Libération.
Des tensions internes
«
C’est encore une partie du journal qui va s'en aller » avec le départ de Patrick Pelloux, confiait à
RTL Zineb El Rhazoui, qui voyait dans ces deux départs «
le signe que ça ne se passe pas bien avec la nouvelle direction », rapportent en septembre nos confrères du
monde.fr.
La journaliste de l'hebdomadaire satirique qui a failli être licenciée par la nouvelle direction en mai dernier collabore toujours à l’hebdomadaire satirique. Elle est pour l'instant en arrêt maladie.
Cible de multiples menaces, elle vit sous protection rapprochée. Depuis l’attentat, elle reste en désaccord avec la ligne éditoriale de la nouvelle direction. «
Il ne faut pas que les événements qui se sont passés et qui ont fait du journal un énorme symbole, le détournent de son identité première qui est celle d'un journal saltimbanque, libertaire, audacieux et provocateur », souligne chez
RTL Zineb El Rhazoui.
Après les attentats, des tensions se sont accrues au sein de l’équipe sur le mode de gestion du journal. En mars dernier, certains de ses membres avaient annoncé avoir créer une association pour réclamer un fonctionnement plus collectif et davantage de transparence sur la gestion du journal.
Finalement, le 24 juin,
Charlie Hebdo est le premier titre de presse à devenir une «
entreprise solidaire de presse ». Ce statut, créé en avril 2015, impose de réinvestir au moins 70% des bénéfices dans l’entreprise. Ce sera 100% des bénéfices de 2015 de
Charlie qui seront réinvestis. Les collaborateurs du journal peuvent aussi, par ce statut, devenir actionnaires du titre.
Mais l’ouverture du capital n’est prévue que courant 2016. Aujourd’hui Riss, directeur de la rédaction et président de la société solidaire détient 67% du capital rapporte Libération et le reste revient à Eric Portheault, directeur général.
Une nouvelle santé financière
Les tensions au sein de la rédaction ont été aussi accentuées par les sommes d’argent folles reçues par Charlie Hebdo après le 7 janvier : bénéfice de près de 20 millions d’euros grâce aux dons faits par 36 000 personnes de 84 pays différents et ventes historiques du journal notamment du numéro post-attentat publié à 8 millions d’exemplaires.
4 millions d’euros seront reversés cette année aux familles des victimes des attentats de janvier 2015 répartis par un «
Comité des sages ».
Mais il faut maintenant aussi assurer l'avenir du journal. «
Réponse en février-mars 2016, lors du renouvellement des abonnements qui étaient annuels. Certes il y aura des désabonnements, mais nous souhaitons aussi conquérir de nouveaux lecteurs », souligne Gérard Biard, rédacteur en chef chez nos confrères suisses du
Temps.
Le journal est aujourd’hui vendu à 80 000 exemplaires par semaine contre 30 000 avant les attentats. Et les abonnés à fidéliser sont plus de 180 000. Le numéro anniversaire sorti ce mercredi 6 janvier doit être diffusé à 1 million d’exemplaires.
De nouveaux lecteurs ?
La religion reste l'un des sujets de prédilection de l'hebdomadaire satirique. La Une anniversaire dessinée par Riss met en scène un Dieu assassin portant en bandoulière une Kalachnikov avec ce titre « l’assassin court toujours ».
Un dessin critiquée par le journal du vatican, L'Osservatore romano, qui écrit le mardi 5 janvier : « sous la bannière trompeuse d’une ‘laïcité sans compromis’, l’hebdomadaire français a une nouvelle fois oublié ce que des leaders religieux de toutes obédiences répètent depuis longtemps pour refuser la violence commise au nom de la religion : utiliser Dieu pour justifier la haine est un authentique ‘blasphème’, comme l’a dit le pape François à plusieurs reprises.»
« Charlie doit être là où les autres n'osent pas aller. Pour cette couverture, explique Riss à l’AFP, je voulais dépasser telle ou telle religion et toucher à des choses plus fondamentales. C'est l'idée même de Dieu que nous, à "Charlie", on conteste. En affirmant les choses clairement, ça fait réfléchir. Il faut un peu bousculer les gens, sinon ils restent sur leurs rails ».
Depuis le 7 janvier, Charlie Hebdo a vécu « une année de combats hebdomadaires: combats pour nos idées, mais aussi pour nous prouver que nous étions toujours capables de le faire. C'est l'épreuve ultime, où l'on voit si on vit ou si on meurt, si on croit en nos idées au point de surmonter cette année et d'en sortir vainqueur. Si le journal avait disparu, nos idées aussi auraient disparu un peu », raconte le dessinateur Riss.
Reste à savoir si après cette année 2015 marquée par des événements tragiques, le journal satirique aura conquis de nouveaux lecteurs fidèles prêts à renouveler leurs abonnements par goût et pas seulement par solidarité ou pour soutenir la liberté d’expression en France. Le numéro anniversaire sera publié à 1 million d'exemplaires.
♦ A voir : Maryse Wolinski, épouse du dessinateur mort le 7 janvier 2015.