Fabriquer des mouvements d'opinion massifs ou simuler une foule indignée sur Internet est possible. L'astroturfing est le terme qui désigne cette technique, connue et ainsi baptisée depuis quelques années. Les méthodes plus ou moins élaborées d'astroturfing ont en général un seul but : créer une influence à travers les réseaux sociaux pour amener l'opinion publique, les décideurs politiques et les médias à croire qu'une indignation ou une revendication populaire enflent au sein de la société.
L’Astroturfing consiste à faire croire à un « effet de foule » là où n’en existe aucun ou à simuler un « engagement » autrement plus conséquent que ce qu’il est en réalité, et peut avoir des objectifs variés. Le plus simple est de faire croire à un mouvement d’opinion là où il n’y en a pas. Fabrice Epelboin, "Trucage de « sondage » sur France 3 : la presse découvre l’Astroturfing" le 29/11/2013
L'emballement médiatique et politique, comparé au minuscule nombre de personnes engagées, à peine quelques dizaines, sur place le 13 août à "Paris-plage", autour de Tel-Aviv sur Seine, cet événement organisé par la mairie de Paris, est surprenant à plusieurs titres, mais souligne l'efficacité des opérations d'influence sur Internet.
Analyse d'un "buzz" politique et populaire qui n'est peut-être au final qu'une opération d'astroturfing improvisée par des militants et… plus ou moins bien contrée par une autre opération similaire… La guerre d'influence des réseaux sociaux est-elle devenue le chef d'orchestre de l'opinion publique ?
Créer la foule
Le mouvement de foule qui scande le même slogan, clame la même revendication est le cœur de l'astroturfing : si des dizaines de milliers, des centaines de milliers d'Internautes commencent à utiliser le même hashtag (motdièse) dans leurs tweets ou sur leur mur Facebook, c'est l'équivalent d'une manifestation qui débute. Une manifestation virtuelle, cantonnée aux écrans sur le réseau Internet, mais une manifestation quand même. Le phénomène de manifestation virtuelle n'est pris au sérieux par les médias ou les élus, que si une part importante des Internautes y participe. De la même manière, l'"influenceur" n'a d'influence que s'il est suivi, repris par une part importante de la sphère Internet. Et si la foule n'est pas au rendez-vous, alors qu'un sujet semble important à dénoncer ou à mettre en avant, les "influenceurs" peuvent alors la créer. De toutes pièces. Des systèmes existent pour simuler cet emballement, les principaux sont les "bots", sur Twitter, qui ne sont autres que des comptes automatisés gérés par des robots.Le scandale d'astroturfing le plus marquant a eu lieu en Corée du Sud, en décembre 2013, lors des élections présidentielles. Le candidat de l'opposition de l'époque s'est vu accuser d'être à la solde de la Corée du Nord. Une campagne de communication en ligne massive en était à l'origine : 24 millions de tweets, des millions de commentaires facebook ont eu raison du candidat en quelques semaines. Fabrice Epelboin, spécialiste des réseaux sociaux et de l'influence sur Internet, enseignant à Sciences-Po, explique dans un article, quelques mois plus tard, les coulisses de l'opération : "L’histoire ne dit pas si cette campagne de calomnie a été décisive dans la victoire de Park Geun-hye, mais la suite est croustillante : quelques semaines après l’élection présidentielle, une cellule des services secrets dirigée par Won Sei-hoon sera démasquée et désignée comme ayant orchestré, avec une petite équipe, cette gigantesque campagne de calomnie, et avec la complicité de quelques «influenceurs» locaux."
En politique aussi, le système d'achat de "bots Twitter" et de "like" Facebook est fréquemment pointé du doigt. Le cas du Conseiller de François Hollande à l'Elysée , traité dans le même article de Fabrice Epelboin, est très parlant :

Tel-Aviv sur Seine : l'astroturfing militant
Nicolas Vanderbiest, assistant universitaire à l'Université Catholique de Louvain, mène une thèse sur les crises de réputation des organisations sur le World Wide Web et publie les résultats de ses études sur le site reputatiolab.com. La polémique en ligne de Tel-Aviv sur Seine est pour lui un cas typique d'astroturfing, basé sur le "bruit" de quelques internautes et amplifié par quelques comptes hyper-actifs. Le principe des "bots" n'est pas, dans ce cas-là, central, mais plutôt celui de l'"hyperactivitisme" organisé par des tweets massifs et leurs retweets, tout aussi massifs.Les outils d'analyse graphique utilisés par Nicolas Vanderbiest, dans son article "Quand le bruit devient un instrument d’influence . Le cas #TelAvivSurSeine", démontrent une inflation très rapide des tweets et retweets du mot-dièse #TelAvivSurSeine grâce à 3 comptes Twitter :


L'analyse effectuée par Nicolas Vanderbiest sur le temps, la quantité de tweets, la qualité des comptes, permet de mieux comprendre de quoi est fait ce buzz, qui a fini par obliger la mairie de Paris à déployer des forces de l'ordre pour l'événement Tel-Aviv sur Seine. Ce sont au final, de façon globale et superficielle, 40 000 tweets et 10 000 comptes (avec des retweets massifs) qui ont engendré ce "mouvement de foule en ligne" :



La réalité visible des 10 000 comptes Twitter créant le buzz de 40 000 tweets est à relativiser, pour le chercheur, si l'on affine leur qualité et leur provenance :
"Si je ne prends que les utilisateurs français, je passe de 40 000 tweets à 10 291 tweets par 2941 utilisateurs. Toutefois, des gens n’ont pas entré leur localisation dans leur biographie, ce qui biaise un peu l’exercice tout en relativisant un peu le nombre de tweets. (D’autant que la plupart des gens qui ne la mentionnent pas sont de petits comptes, voire des bots). Enfin, si j’enlève les retweets qui sont établis par des comptes à faible "followers", cela ne fait que 9253 tweets ***par 2904 utilisateurs (…)"
Une démocratie des "crieurs en ligne" ?
Moins de 3000 comptes Twitter, en France, ont réussi à créer une polémique d'ampleur nationale, que de nombreux médias ont relayée, alimentée durant plusieurs jours. Le "jeu de l'astrosurfing", qu'ils soit pratiqué par des officines gouvernementales, des entreprises spécialisées ou des groupes de militants de toutes causes, ne semble pas encore être correctement déchiffré par les médias : après autant de bruit médiatique sur cette affaire, le résultat concret sur place est la présence d'une poignée de "pro" ou "anti" Tel-Aviv sur Seine…L'universitaire Nicolas Vanderbiest en fait le constat amère : "(…) Les médias répercutent une affaire qui n’existe que par les gesticulations verbales de certains militants, ce qui leur donne beaucoup de pouvoir, puisqu’on installe la polémique dans l’agenda médiatique, entraînant toute une série de récupérations et réactions politiques qui seront également relayées par la presse, et ainsi de suite. Cela constitue la preuve ultime que nous n’en avons pas fini avec ce genre de cas, puisqu’il n’y a aucune faille dans ce système qui crée une « loop médiatique » (une boucle médiatique, ndlr) dont on ne sort jamais, jusqu’à ce que cela lasse et que les médias passent au futur événement qui a « buzzé » sur les réseaux sociaux."
Que l'événement Tel-Aviv sur Seine soit contestable ou non — pour une partie congrue de la population ou pas — la réalité de cette polémique en ligne est que l'ampleur de son bruit médiatique a été créée artificiellement. Si Internet et ses réseaux sociaux permettent une forme de régénération démocratique — par la diffusion des opinions du plus grand nombre — les techniques d'influence de masse qu'ils offrent ne sont pas à négliger. Les médias devraient se pencher sur ce phénomène de plus en plus répandu. Ou la vie démocratique pourrait ne devenir qu'une simple répétition à l'infini de "chasses aux buzz", fabriquées par une minorité agissante… se faisant passer pour le plus grand nombre.
Avec pour principales conséquence, une fabrique de l'opinion technologiquement orchestrée, qui mènerait à une démocratie du bruit médiatique, fortement vascillante.