“L’opinion publique belge est traversée de courants opposés qui ont trouvé un compromis dans une législation qui ne porte pas atteinte aux convictions des uns et des autres “
Albert Bastenier, spécialiste en sociologie des migrations et des pratiques économiques.

1.- La chambre basse du Parlement belge a approuvé le projet de loi sur le port de la burqa dans les lieux publics. Comment interpréter cet acte dans le contexte belge ?
Je crois qu’il faut commencer par souligner que, même si la conception française de la laïcité de l’État exerce une influence évidente sur certaines franges de la population en Belgique, on ne peut pas confondre cette vision de la laïcité avec la notion de « neutralité » de l’État belge qui, dans ce pays définit l’espace public comme non-confessionnel (la Belgique n’est pas un pays concordataire) mais qui n’empêche pas que l’État y admette l’existence de cultes non seulement dûment reconnus mais même financés par les deniers publics pour une part de leur activité. Et je pense que cette « contextualisation » permet de mieux comprendre les termes de la loi qui vient d’être adoptée par le Parlement belge : ce n’est pas une loi qui condamne le voile intégral (niquab ou burqa) parce qu’il serait « contraire aux valeurs de la société locale » ou parce qu’il serait « attentatoire à la dignité » de la personne (des femmes en l’occurrence). C’est une loi dont les termes ont finalement veillé à ne pas porter de jugement dans le registre des valeurs ou des convictions religieuses des uns et des autres. Les termes de la législation envisagée - et qui entrera en vigueur plus tard si le Sénat (chambre haute) n’y fait pas d’objection - porte exclusivement sur une question de sécurité dans l’espace public. Cette loi prévoit que le code pénal punira d’une amende de 15 à 25 Euros et de 1 à 7 jours de prison toutes les personnes qui se présentent dans les « lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’elles ne soient pas identifiables ». C’est une loi qui donne une extension générale et ordinaire à une possibilité que détenaient déjà antérieurement les pouvoirs locaux (c’est-à-dire les règlements communaux de police) d’interdire le masquage des visages en dehors de certaines circonstances exceptionnelles comme, par exemple, les carnavals.

2. Est-ce que cette loi votée par la quasi totalité des députés (136/138) reflète le sentiment réel des Belges face au port du voile intégral ? Je pense que, malgré tout ce que j’ai dit antérieurement, on ne parvient pas à dissimuler le fait que la nouvelle législation qui vient d’être votée au Parlement à une écrasante majorité, ne peut être comprise que dans le contexte culturel et politique des toutes dernières années. On a bien vu au cours de ces années que le port du voile intégral dans l’espace public était l’objet de controverses quasiment dans tous les pays d’Europe qui connaissent une importante immigration d’origine musulmane. Je pense qu’il faut même dire que l’on se trouve avec ces controverses au cœur des tensions et des oppositions inévitables que doivent traverser les sociétés européennes devenues multiculturelles (je veux dire devenues hétérogènes dans leur composition culturelle) et que c’est là une situation qui bouleverse l’ordre des choses considéré comme « naturel » ou « normal ». Et plus même, que c’est une situation qui redonne vigueur aux anciennes querelles européennes entre « cléricaux » et « anticléricaux » Dès lors, à la question de savoir si la loi dont nous parlons reflète le sentiment réel des Belges face au port du voile intégral, on doit bien admettre que l’opinion publique est divisée, traversée par des courants plus ou moins tolérants ou plus ou moins intransigeants. On ne peut pas dissimuler le fait que, malgré les termes mesurés et prudents de loi dont nous parlons, il y a derrière son adoption l’influence d’opinions diverses et contrastées. Les partisans d’une « laïcité radicale » y ont joué un rôle non négligeable comme le laisse deviner le fait que c’est le courant politique libéral (fortement influencé par certaines obédiences laïques franc-maçonnes) qui a voulu que l’on parvienne rapidement au vote de la loi. Certains courants du mouvement féministe n’ont pas été absents non plus dans le débat et ils ont cherché à y promouvoir ce qu’ils considèrent comme une contribution au respect de la liberté et la dignité des femmes. Mais il n’est pas sans signification non plus que l’un des partis politiques dont les représentants ont voté cette loi sur le voile intégral (il s’agit du CDH, l’ancienne démocratie chrétienne) a, par contre soutenu antérieurement l’une de ses représentantes élues au parlement régional bruxellois lorsqu’elle a prêté le serment constitutionnel en étant voilée. Ce n’était pas un voile intégral certes, mais cela n’a pas manqué de provoquer de sérieuses controverses dans l’opinion publique.

En résumé : l’opinion publique n’est pas monolithique mais traversée de courants opposés. Ces courants ont toutefois trouvé un compromis très large dans une législation qui, en principe, ne porte pas atteinte aux convictions personnelles des uns et des autres. 3. Comment les musulmans belges considèrent-ils cette mesure ? Les musulmans belges font eux-mêmes partie intégrante des divisions de l’opinion publique dans ce pays. Ils ne sont pas unanimes entre eux. On peut dire que l’immense majorité d’entre eux ne sont évidemment pas des adeptes du voile intégral, qu’ils y sont même plutôt opposés, mais qu’ils ressentent l’adoption de la loi comme une vexation ou une humiliation supplémentaire à l’égard de leur culture d’origine qui apparaît, une fois de plus, comme « inférieure » selon les critères qui définissent la « modernité » en Europe. Il me semble que la chose est bien compréhensible : la loi qui vient d’être votée s’inscrit dans le contexte des controverses antérieures concernant le port du foulard par les jeunes filles à l’école. En Belgique, il n’y a pas de loi d’interdiction générale à ce propos, mais les établissements scolaires restés libres d’adopter un règlement interdisant le foulard ont presque tous adopté cette dernière position. Et ce dans un climat de faible capacité de tolérance à l’égard du respect des différences culturelles. Je pense pour ma part que, de cette façon, on a pour ainsi dire fabriqué le climat malsain dans lequel vient à se poser aujourd’hui la question du voile intégral. On a quasiment été conduit à ne plus voir dans le port de ce voile qu’une question idéologique, l’affirmation raide de deux conceptions opposées et qui s’affrontent. Il aurait fallu apaiser les esprits en désidéologisant le problème et on l’a, au contraire, idéologisé. Ainsi, je n’exclus pas pour ma part que le port du voile intégral soit devenu un élément de provocation délibérée de la part de certains musulmans radicaux d’Europe, ceux que l’on range parmi les salafistes et qui veulent en découdre avec ce qu’ils considèrent comme une expression du mépris dans lequel les musulmans sont relégués. Nous sommes ainsi tombés dans un piège que nous avons-nous même construit. Mais il est trop tard et il faudra bien vivre avec cette difficulté. En veillant si possible à ne pas envenimer encore davantage le climat lorsque demain, sous une forme ou sous une autre, se reposera le problème de la coexistence entre des fractions de populations aux traditions culturelles différentes.

4- Le fait que Bruxelles, siège de l'Union Européenne soit l'un des tous premiers pays en Europe à légiférer sur l'interdiction du voile intégral donne-t-il une tonalité particulière à ce débat ? Je ne pense pas que la situation de Bruxelles comme siège de l’Union européenne soit intervenue dans l’adoption de la législation dont nous parlons. 5 - l'Interdiction du voile intégral en Europe ne représente-t-elle pas une entrave à la liberté d'expression et de religion sur ce continent ? Et, lié à cela, comment réagirait la Cour européenne des droits de l'Homme en cas de recours des personnes condamnées pour port de la burqa ? C’est visiblement une question qui est posée. Mais, c’est là aussi un objet de controverse. Je n’ai pas de compétence particulière pour répondre à cette question. Mais on peut noter que l’argument a d’ores et déjà été soulevé par Amnesty International et par Human Right Watch, deux ONG qui ont affirmé leur opposition à l’interdiction du port du voile intégral. L’organe exécutif des musulmans de Belgique, quant à lui, s’est exprimé à ce propos en disant qu’il ne souhaitait pas lancer de recours en cas de promulgation de la loi. À titre privé, la vice-présidente de cet exécutif a néanmoins émis l’avis que « cette loi est liberticide et porte atteinte aux droits fondamentaux de la constitution belge ». Propos recueillis par Christelle Magnout 14 mai 2010
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Né à Bruxelles en 1940, Albert Bastenier est docteur en sociologie de l’Université catholique de Louvain (U.C.L.) en Belgique. Actuellement professeur émérite de cette université, outre la sociologie générale il y a enseigné la sociologie des migrations et la sociologie des pratiques économiques.