« Lula n'a pas réussi à rendre le Brésil moins inégalitaire »

La presse internationale ne tarit pas d'éloges sur le Brésil de Lula... Êtes-vous d'accord ? C'est vrai qu'on parle beaucoup du Brésil et des années Lula, dans les milieux d'affaires, dans la presse... L'image du Brésil est positive parce que ce pays a réussi dans un climat économique morose. En quelques mois, le Brésil est sorti de la crise financière et économique dans laquelle la plupart des pays pataugent.. Mais dans le même temps, la lecture du Brésil de Lula doit être plus nuancée, surtout sur le plan intérieur. Faisons un bilan de la présidence de Lula : d'abord les points positifs, les avancées... Le Brésil affiche un bilan socio-économique des plus honorables : la pauvreté a été réduite de façon importante. En 1995, une famille consacrait en moyenne 74 % de ses revenus à l'achat du panier alimentaire de base. Aujourd'hui c'est 46%. Lula avait promis que plus aucun Brésilien ne souffrirait de la faim après son mandat : pari tenu ! D'ailleurs le Programme Alimentaire Mondial lui a décerné un titre de champion dans la lutte contre la faim. La Bolsa familia est le programme phare d'un ensemble de politiques sociales. 12,4 millions de familles très pauvres profitent de cette allocation : elles reçoivent en moyenne 40 euros par mois. En échange, les familles doivent faire vacciner les enfants et les envoyer à l'école. Enfin la stabilité économique et la solidité financière ont été retrouvées... Le Brésil est devenu une nouvelle Terre promise, un eldorado économique pour les investisseurs internationaux !

Puis les points négatifs, les blocages... Sur le plan intérieur, Lula a renoncé à nombre de ses engagements de campagne de 2002. Par exemple, l'absence d'une réelle réforme agraire, des choix contestables sur le plan écologique puisqu'il privilégie l'agrobusiness (déforestation, monoculture, projets de barrages NDLR) et surtout la stagnation des inégalités. Lula n'a pas réussi à changer la répartition de la richesse et des revenus. Par exemple, il n'a pas réussi à réformer le régime fiscal qui est l'un des plus inéquitables au monde : une famille avec deux salaires minimum (160 euros mensuels x 2 NDLR) consacre 46% de ses revenus en taxes et impôts indirects, alors qu'une famille qui dispose de 30 fois ce salaire minimum y consacre 16%. Le Brésil est donc toujours l'un des pays les plus inégalitaires au monde. Mais malgré tout, la moitié des Brésiliens fait désormais parti de la classe moyenne. La période Lula est considérée comme l'une des plus positives de l'histoire du pays. On parle de « Lulamania », Lula quitte la présidence du brésil avec 80% d'opinions favorables... Comment expliquer cette popularité ? C'est dû à l'extraordinaire réussite du Brésil dans un climat socio-économique international de crise. Lula a réhabilité les leviers du financement public dans différents domaines. C'est une rupture par rapport à la politique néo-libérale des années 80 et 90 : durant cette période, le nombre de pauvres avait doublé, passant de 120 à 240 millions. Lula a pris le contre-pied et c'est l'une de ses plus grandes réussites. Pour moi c'est une leçon pour tout autre pays. Cela tient aussi certainement à sa personnalité. Comme la majorité des Brésiliens il est issu d'une famille pauvre, beaucoup de brésiliens s'identifient à lui et à son parcours, il incarne un espoir pour la majorité des familles. Il parle le langage des plus pauvres et s'est engagé en leur faveur. Il faut quand même se souvenir que ces populations hésitaient à voter Lula en 2002. Les femmes ne voulaient pas voter pour lui car il leur rappelait leur propre mari ! Un président issu d'un milieu populaire ne semblait pas capable de gouverner un pays comme le Brésil, seul un notable pouvait le faire. Qui sont ses fans ? Aujourd'hui ses fans sont surtout les populations les plus pauvres. En 2002, ses fans étaient plutôt des fonctionnaires, des ouvriers... Maintenant ces derniers sont plus critiques vis-à-vis de Lula, et les pauvres - déconnectés avant cela de la vie politique - qui ont bénéficié directement de la politique du gouvernement, soutiennent Lula. Au final, on le soutient des milieux populaires jusqu'aux milieux financiers et entrepreneuriaux. On arrive ainsi à 80% d'opinions favorables ! A-t-il des détracteurs ? Oui, d'abord dans la droite conservatrice. Ces gens ne supportent pas certaines actions de Lula sur la scène internationale, notamment le soutien au président déchu du Honduras ou le rapprochement avec Chavez au Venezuela. Ceux qui ont participé à la fondation du Parti des Travailleurs (PT) et ont permis l'élection de Lula se montrent critiques. Pour eux il a trahi le projet d'origine du PT : pas de réforme agraire, politique contestable en matière environnementale, continuité de la politique macro économique de son prédécesseur. Certains parlementaires ont fait sécession et sont ouvertement très critiques. Lors de son second mandat, sa propre ministre de l'environnement Marina Silva a quitté le parti pour rejoindre les Verts. La position des Sans terres est ambigüe. Un des responsables du mouvement dit « Lula est notre ami mais c'est aussi l'ami de nos pires ennemis ! ». Même si Lula n'a pas réellement entamé le processus de réforme agraire, il a mis en place des programmes très favorables, notamment pour les petites entreprises agricoles familiales. Le gouvernement a aussi cessé de criminaliser le mouvement et a préféré nouer un dialogue avec les paysans sans terres. Bref, la situation est plus favorable que ça ne l'était par le passé et que ça ne le serait si José Serra l'emportait. D'où un soutien distant à la candidature de Dilma Roussef... Dilma Rousseff, la dauphine de Lula, est-elle assurée de remporter cette présidentielle ? Les sondages lui sont très favorables. Elle pourrait même remporter la présidentielle au premier tour, un exploit jamais réalisé par Lula ! En septembre 2009, Dilma Rousseff était pratiquement inconnue au Brésil, même si elle était chef de la Maison civile (équivalent du Premier ministre NDLR). Le candidat de l'opposition avait pratiquement 20 points d'avance sur elle. Mais le fait que Lula ait fait campagne avec elle l'a fait connaître. Les gens l'identifient à lui et elle bénéficie de son aura. Au départ beaucoup la trouvaient antipathique... Une femme à la tête du Brésil ce serait exceptionnel ! Ce serait la quatrième en Amérique du Sud, un continent connu pour être machiste. Dilma Rousseff est une femme de poigne, on l'appelle la Dame de fer brésilienne. Les programmes des deux principaux candidats sont-ils différents ? Qui que soit le gagnant, je pense qu'une continuité des politiques sociales et macro-économiques sera mise en place. Les deux candidats ont des profils et des parcours très semblables. La grosse différence c'est que Serra est allié au parti le plus conservateur, qui risque de faire pression pour infléchir la politique intérieure et la politique extérieure, sur les dossiers internationaux (Iran) et les alliances en Amérique latine (Venezuela). Et l'avenir : le Brésil est-il en route pour vivre ses trente glorieuses ? D'après les prévisions du Fonds Monétaire International, le Brésil devrait devenir d'ici 2015 la cinquième puissance économique mondiale. Dans la presse brésilienne de droite ou de gauche on dit souvent que le Brésil est en passe de rejoindre le « Premier monde » : Amérique du nord, Europe, Japon et les « Tigres asiatiques ». Les représentants du pays disent que le Brésil n'est plus émergent mais émergé. Tout cela souligne l'optimisme par rapport à l'avenir du pays. Le Brésil fait aussi des pieds et des mains pour obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Il l'aura certainement. Mais avant de devenir une puissance du « Premier monde », le pays doit régler plusieurs problèmes : la corruption - à tous les niveaux de pouvoir, la violence - les taux d'homicides dans les grandes villes sont parmi les plus élevés du monde et on a pratiquement un climat de guerre civile dans les favelas, les réformes agraire et fiscale... Il y aussi la question des inégalités abyssales dont on a parlé. A Rio, on a des quartiers dont le niveau est équivalent à celui de la Suède qui côtoient des quartiers dont le niveau de vie est équivalent à celui du Mozambique... Beaucoup de chemin reste donc encore à faire.
2002-2010, les années Lula : chiffres-clés
20 millions de brésiliens sont sortis de la pauvreté 12,4 millions de familles perçoivent l'allocation « Bolsa familia » La mortalité infantile a réduit de 46% et de 74% dans les régions les plus pauvres 14 millions d'emplois ont été créés Le salaire minimum a augmenté de 53,8 % L'emploi informel a régressé de 50 % 200 000 familles installées sur des terres au lieu des 400 000 prévues 40 milliards de dollars sont engloutis chaque année dans la corruption 10 millions de paysans n'ont pas de terres
Une réforme agraire inéluctable ?
Il faut remonter loin pour expliquer la concentration des terres. Le Brésil a été colonisé par les Portugais. A l'époque le Portugal avait 2 millions d'habitants. Comme on ne pouvait pas procéder à une immigration massive, et afin de réussir tout de même à coloniser cette terre (grande comme 286 fois la Belgique !), le roi du Portugal a distribué des terres gigantesques à des petits nobles. Les populations colonisées ont été expulsées, et ont dû travailler pour ces propriétaires. Dès le début, la concentration des terres a été énorme, et au détriment des Brésiliens. Actuellement, les politiques agraires sont tournées vers l'agrobusiness (culture de soja et de canne à sucre) et ne favorisent pas la déconcentration de la propriété terrienne. Cela repousse les petits agriculteurs qui pratiquent une agriculture diversifiée sur des terres moins bonnes.
À lire
« Le Brésil de Lula, un bilan contrasté » coordonné par Laurent Delcourt, éditions Syllepse

Au terme du deuxième et dernier mandat présidentiel de Lula, et au-delà de son extraordinaire popularité, quel bilan tirer de ses huit années à la tête du Brésil ? Quelle que soit l’appréciation des années Lula, cette dynamique « possibiliste », faite de continuités, de compromis et d’inflexions davantage que de ruptures, manifeste aussi l’étroitesse du champ d’action politique qui caractérise le système institutionnel brésilien.