
Chaque jour, Janick Magne s’informe sur Internet et auprès des associations antinucléaires des manifestations prévues contre le redémarrage des centrales japonaises. Fin juillet, une fois rendez-vous pris autour du Parlement pour la protestation du dimanche 29, elle a battu le rappel de la communauté franco-nippone de Tokyo via les réseaux sociaux. Ce jour-là, vacances scolaires et canicule obligent, les Français ne sont qu’une quinzaine parmi la foule immense des protestataires. Mais tous se sentent directement concernés par la menace nucléaire, car la plupart vivent comme des Japonais, avec des Japonais et parlent parfaitement la langue.
« Nous sommes là parce que nous aimons le Japon »
Janick Magne a longuement regardé faire les Japonais. Elle a été frappée par la minutie et la créativité dont ils font preuves jusque dans la préparation des manifestations. Chaque panneau et banderole est soigneusement fabriqué à la main. « J’en ai pris de la graine, explique-t-elle. J’ai commencé à créer des panneaux en français, japonais et anglais, pour dire que si nous sommes là, c’est que nous voulons que ce pays qu’on adore reste vivable. Et puis j’ai investi pour faire imprimer une banderole Les Français du Japon contre le nucléaire de 4,5 mètres dans un magasin spécialisé. »
Une déclaration d'amour qui fait écho

Auprès des Japonais, le succès est assuré. Ils viennent serrer la main aux manifestants français, les remercier, les filmer, les photographier, et plusieurs dizaines de personnes emboîtent le pas à la délégation franco-nippone. Lors de la manifestation du 20 juillet, entre la résidence du Premier ministre et le Parlement, Janick Magne a pris la parole en public à la demande des organisateurs. « C’est extrêmement important pour les Japonais de savoir que des étrangers sont à leurs côtés et disent pourquoi. Les gens viennent m’interviewer, me questionner sur notre action, sur ce que nous pensons du nucléaire, » explique-t-elle. De fait, aucune autre communauté étrangère ne s’est vraiment mobilisée à ce point-là, hormis quelques jeunes Américaines arborant de petits panneaux « NO NUKES » (« non au nucléaire »).
Une mobilisation sans précédent
Ce qui se passe aujourd’hui au Japon est exceptionnel. Le pays n’avait jamais connu de rassemblement d’une telle ampleur depuis les manifestations des années 1960, à l’époque réprimées dans le sang. Bien sûr quelques syndicats, personnalités et hommes politiques y participent, mais aujourd'hui, c’est avant tout la société civile qui se mobilise. « Et cela, c’est très nouveau, » insiste Janick Magne. Tout a commencé avec quelques centaines de personnes. Puis en juin, c’est l’annonce du Premier ministre Yoshihiko Noda de rouvrir la centrale de Ooi (ou Ohi), à 80 km d’Osaka, qui a mis le feu aux poudres. Depuis, les protestataires se rassemblent tous les vendredis soirs devant le parlement et les manifestations drainent jusqu’à 60 000 personnes – un chiffre déjà totalement exceptionnel. Le 16 juillet 2012, entre le redémarrage du premier réacteur de Ooi et celui du deuxième, prévu pour le 17 juillet, 170 000 personnes sont descendues dans la rue. Ce dimanche 29 juillet, ils étaient 200 000 selon les organisateurs et 10 000 selon la police. « Mais à 10 000, nous n’aurions jamais pu encercler le parlement ! » s’exclame Sublime, une artiste française qui vit à Tokyo depuis 25 ans.
« On ne dit pas la vérité sur Fukushima »
La région de Fukushima était un poumon agricole de l’archipel, et le voilà maintenant condamnée pour des décennies. "Quand on est mère et qu’on a des enfants, aujourd’hui, au Japon, on doit faire hyper attention à ce qu’on leur donne à manger, témoigne Sublime. On achète sur Internet des produits qui viennent du Sud. Les cantines scolaires ne servent plus de lait. Mais comme on ne peut pas tout contrôler, il y a quand même des traces de césium dans les urines des enfants. Concrètement, une mère, quand elle nourrit ses enfants, ne sait pas si elle les empoisonne ou pas." Le fait est que la catastrophe Fukushima a déclenché une prise de conscience et insufflé une grande force au message anti-nucléaire qui, jusque-là, laissait la majorité indifférente. Les Japonais ont réalisé que le gouvernement avait trompé tout le monde, que les sociétés privées avaient falsifié les dossiers pour construire des centrales nucléaires sur des failles sismiques. Certains le savaient, mais on ne les écoutait pas. "Si la grogne continue – et tout indique qu'elle va se poursuivre – la société peut vraiment changer en profondeur et laisser émerger une solidarité et une concertation qui la fera basculer vers quelque chose de plus humain, une force à opposer à la grande finance et l’industrie, espère Janick Magne. Les gens ont le sentiment qu’on ne les écoute pas et qu'on les a trompés."
Aujourd'hui, les gens ont peur...

L’accident de la centrale de Fukushima est la première catastrophe nucléaire de cette ampleur dans une démocratie. Aujourd’hui, les gens ont peur pour leurs enfants, pour leur avenir, pour leur pays, et ils ont envie d’agir. Mais la population civile va-t-elle réussir à faire plier la classe politique et financière ? « C’est de cela que dépend l’avenir de la transition énergétique dans les pays post-modernes… et un peu l’avenir du monde, » dit la chanteuse Sublime. Fin août, Yoshihiko Noda doit annoncer sa décision concernant la part du nucléaire dans l'approvisionnement énergétique du pays : 0 %, 15 % ou 20 à 25 % ? Il a annoncé qu'il se déciderait « en fonction du retour qu’il aura eu de la nation. » Reste à savoir à quel point le gouvernement aura entendu le peuple.
Les Verts japonais : un parti est né
Les Verts japonais, le parti écologiste nippon, a tenu son congrès fondateur les 27 et 28 juillet 2012, après des années de préparation sous la bannière d’une organisation baptisée Futur Vert qui réunissait diverses sensibilités politiques. Porteur d’un message sans équivoque - l’arrêt total du nucléaire – il va présenter des candidats aux élections législatives de 2013. Au-delà des problèmes d’environnement globaux, les Japonais ont depuis longtemps une sensibilité écologique liée à un mode de vie traditionnellement minimaliste qui n’existe plus en Europe. Au quotidien, ils essaient de limiter leur consommation d’eau, d’électricité… Beaucoup vivent modestement et font attention à ce qu’ils jettent et utilisent, au recyclage à la récupération. Mais pour que cette sensibilité se matérialise en un parti politique, il fallait passer à la vitesse supérieure. Au Japon, il faut plusieurs millions de yens pour créer un parti politique et présenter un candidat. Les Verts ont mis des années à réunir ces moyens. Et les suites de l’accident de Fukushima ont achevé de leur donner l’élan fondateur.