
"Voilà quelques jours avant la bombe, avant la tuerie sur l’île de Utoya, je parlais avec un ami, et nous convenions que la joie d’être vivant semblait toujours aller de pair avec la douleur de voir changer les choses. Aucun futur, même le plus radieux, ne peut revenir sur ce fait inéluctable qu’aucune route ne peut ramener à ce qui est advenu – à l’innocence de l’enfance ou au premier amour. Nulle route ne peut m’entraîner en arrière vers les senteurs des mois de juillet quand j’étais jeune et que je bondissais d’un rocher dans les eaux glacées d’un fjord norvégien. Pas de chemin non plus vers ce moment où je me tenais, à 17 ans, avec 10 francs en poche, sur le port de Cannes, en France, et que je regardais deux hommes en uniforme blanc imbécile, derrière une femme et son caniche, descendre à terre, depuis un yacht. Je réalisais alors pour la première fois que la société égalitaire d’où je venais était une exception et pas la règle. Pas de retour en arrière vers cette première fois où je voyais, les yeux écarquillés, des gardes équipés d’armes automatiques, entourant un autre Parlement – un spectacle qui me faisait secouer la tête avec un mélange de résignation et d’autosatisfaction, parce que je pensais que nous n’aurions jamais besoin de cette sorte de chose chez nous. Pendant des années, il semblait que jamais rien ne devrait changer en Norvège. Vous pouviez quitter le pays pendant trois mois, traverser le monde, et passer de coups d’État en assassinats, de famines en massacres ou tsunamis, et revenir à la maison pour découvrir que la seule chose nouvelle dans votre journal était la grille de mots croisés. C’était un pays où les besoins de chacun étaient satisfaits. Le consensus politique y était permanent, avec pour seul débat politique, la façon de parvenir aux objectifs acceptés par tous. Les débats idéologiques ont percé seulement quand la réalité du reste du monde a commencé à nous effleurer, lorsque cette nation qui était constituée d’un peuple aux origines ethniques et aux repères culturels communs, eut à décider si ses nouveaux citoyens devaient être autorisés à porter le hijab ou à construire des mosquées. Jusqu’à ce vendredi encore, nous pensions notre pays vierge des souillures et des maladies de la société moderne. Une exagération, bien sûr. Et pourtant.

En juin dernier je roulais à bicyclette à travers Oslo avec le Premier ministre norvégien, Jens Stoltenberg, et un ami commun, vers une montagne boisée de cette grande ville encore petite. Deux gardes du corps nous suivaient, eux aussi à vélo. Alors que nous stoppions au feu rouge d’un carrefour, une voiture s’est arrêtée à la hauteur du Premier ministre. Le conducteur a lancé à travers sa fenêtre : « Jens ! Il y a là un petit garçon qui pensait que ce serait sympa s’il pouvait vous dire hello ! » Le Premier ministre a souri et a secoué la main du petit garçon assis sur le siège du passager. « Salut. Je suis Jens. » Le Premier ministre portait son casque ; le petit garçon avait mis sa ceinture de sécurité ; ils s’arrêtaient au feu rouge. Les gardes du corps se tenaient discrètement à distance. Souriant. Une image de la sécurité et de la confiance mutuelle. L’ordinaire d’une société idyllique que nous prenions pour acquise. Comment quelque chose pouvait-il aller de travers ? Nous avions des casques de vélo et des ceintures de sécurité, et nous respections le code de la route. Mais bien sûr que les choses peuvent aller mal. Les choses peuvent toujours aller mal. Une nuit de lundi, plus de 100 000 citoyens se sont rassemblés dans les rues pour pleurer les victimes des attaques. L’image était saisissante. En Norvège, garder la tête froide est une vertu nationale, tandis qu’avoir un cœur d’artichaut ne l’est pas. Même pour ceux d’entre nous qui comme moi réagissent avec une aversion automatique contre tout ce qui est glorification patriotique, drapeaux, mots grandiloquents, foules immenses et démonstratives, cela laisse une impression indélébile quand le peuple montre que ces idées et valeurs de la société dont ils ont hérité signifient quelque chose. Ce rassemblement disait qu’ils ne laisseraient personne s’emparer de notre sens de la sécurité et de la confiance. Que nous refusions de perdre une bataille contre la peur. Et pourtant aucune route ne peut nous ramener vers « avant ». Hier, dans le train, j’ai entendu un homme crier de fureur. Avant ce vendredi-là, ma réponse automatique aurait été de me tourner vers lui, et même peut-être de m’approcher. Après tout, il pouvait s’agir d’une dispute intéressante, dans laquelle j’aurais pu prendre parti. Mais à ce moment-là, ma réponse automatique fut de regarder ma fille de 11 ans pour vérifier que tout allait bien, et de chercher une issue de fuite au cas où les choses tourneraient mal. J’aimerais penser que cette attitude sera temporaire. Mais je sais déjà qu’elle ne pourra jamais vraiment disparaître. Après l’explosion de la bombe, une déflagration que j’ai ressentie dans ma maison à près de deux kms de là, et les récits de la tuerie sur l’île de Utoya, j’ai demandé à ma fille si elle avait peur. Elle m’a répondu en citant une chose que je lui avais dite un jour : « oui, mais si on n’a pas peur, on ne peut pas être courageux ». Aussi, si aucun chemin ne peut nous reconduire vers les choses qui étaient habituelles, vers la naïve intrépidité de la permanence, il y a en revanche une voie vers l’avant. En étant courageux. En gardant le cap, comme avant. En tendant l’autre joue avec cette question : « Est-ce tout ce que vous avez gagné ? » En refusant de laisser la peur changer notre façon de construire notre société.