Arrachés à leurs familles, ces Vietnamiens âgés de 18 à 45 ans sont issus pour la majorité de la paysannerie pauvre de l’Indochine, colonie française (voir encadré ci-dessous). Ils ne seront autorisés à rentrer que des années plus tard.

Mais le 2 septembre 1945 à Hanoï, le jeune meneur indépendantiste Hô Chi Minh déclare unilatéralement l’indépendance du Vietnam. « Le gouvernement français sous Charles De Gaulle, qui venait de lutter pendant des années pour libérer la France de l’occupation allemande, n’a pas fait le lien avec ce désir de libérer le pays de l’occupation française », souligne le journaliste. Jusqu’à mettre en œuvre un corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient : « une armée envoyée pour mater les désirs d’indépendance du peuple vietnamien, sous couvert de la lutte contre les Japonais », précise Pierre Daum.
Résultat ? Tous les bateaux en partance sont réquisitionnés pour envoyer la troupe française.
Utilisés dans tous les secteurs
Les 15 000 travailleurs bloqués sont parqués dans des camps d’internement très rudimentaires, notamment dans le sud de la France, à Marseille, Sorgues, Toulouse ou encore Bergerac. Mais pas seulement. « Plus d’un millier sont transférés dans l’Est, comme en Lorraine où deux camps ont fonctionné à Epinal et Metz », raconte Ysé Tran, réalisatrice du documentaire « Une histoire oubliée, les travailleurs indochinois en Lorraine » (2017), dans lequel elle remonte la trace de familles de descendants installées dans la région.
Ces ouvriers ont aussi été exploités dans les rizières et les salins du sud de la France : « ces paysans à l’origine, souvent analphabètes, ont un savoir-faire ancestral entre leurs mains. Sans eux, il n’y aurait pas de riz en Camargue. Les chiffres de production montent en flèche à cette époque ! » affirme la réalisatrice.
« Face à un dilemme »
A partir de 1948, l’Etat français organise les rapatriements. Le plus grand nombre repart, « sauf en Lorraine, où les besoins en main-d’œuvre retardent les départs », précise Ysé Tran. En 1952, le gouvernement impose la date limite du 31 décembre pour rentrer aux frais de l’Etat. « Plusieurs milliers se retrouvent face à un dilemme », raconte Pierre Daum. Retourner au Vietnam, et pour certains, retrouver leur femme et enfants d’un premier mariage avant leur exil forcé. Ou rester en France, où ils avaient souvent fondé une nouvelle famille. « Beaucoup savent qu’ils ne rentreront pas. Ils connaissaient par ailleurs très bien la situation au Vietnam colonisé : il était impensable d’être un homme vietnamien et d’avoir une relation avec une femme française », ajoute le journaliste.« Victimes d’un contre-sens historique »
Ceux qui rentrent, cachent aussi leur histoire. « Ils vont être victimes d’un contre-sens historique », observe Pierre Daum, qui se rend au Vietnam en 2007 et rencontre 14 d’entre eux. De retour en pleine guerre d’indépendance contre l’occupant français, « les Vietnamiens qui les voient revenir ont souvenir qu’ils sont partis dix ans plus tôt aux côtés de l’armée française, car la France était en guerre. Mais ils n’arrivent pas à faire la différence entre tirailleur colonial et ouvrier colonial. Pour eux, ils ont passé les dix dernières années sous l’uniforme français, donc ennemi », explique-t-il.
L’autre raison de ce silence : leur engagement politique. A partir de 1943 se développe en France un fort activisme en soutien à Hô Chi Minh (fondateur du Parti communiste vietnamien) et à l’indépendance du Vietnam. Mais cet activisme se morcèle en deux branches : l’une communiste à tendance Troisième internationale sous domination stalinienne, l’autre s’inspire de la Quatrième internationale trotskiste. « Dans les années 1930, le mouvement trotskiste était assez important au Vietnam, notamment dans le Sud avec le leader Ta Tu Thâu, principal rival dans le champ nationaliste d’Hô Chi Minh… qui le fait assassiner en 1945 », rappelle Pierre Daum. Si le trotskisme devient interdit au Vietnam, le mouvement s’impose dans les camps en France, après de violents affrontements contre les tenants du stalinisme qui font 6 morts et 60 blessés dans la nuit du 15 au 16 mai 1948.
Quelle reconnaissance en France ? Oubliés pendant 70 ans… les derniers vivants et leurs proches ont dû patienter jusqu’en 2014 pour voir inaugurer un mémorial national à Salin-de-Giraud, dans le sud de la France, sous l’impulsion de Pierre Daum : « L’Etat français a encore beaucoup du mal à assumer son passé colonial », conclut le journaliste.
