50 ans après, l'histoire du téléphone rouge qui n'était ni téléphone, ni rouge

Le 30 août 1963, Washington envoie son premier message crypté à Moscou, via le téléphone rouge. Cinquante ans plus tard, retour sur l'histoire de ce téléphone célèbre... qui n'en était pas un. 
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50 ans après, l'histoire du téléphone rouge qui n'était ni téléphone, ni rouge
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S'il s'agissait d'un conte, l'histoire du téléphone rouge pourrait commencer ainsi : "il était une fois deux superpuissances, américaine et soviétique, qui ne s'entendaient pas. Arrivées au bord d'un conflit nucléaire, elles décidèrent de se parler, pour éviter la fin du monde." En fait, pour le professeur émérite à la Sorbonne André Kaspi, "le téléphone rouge servait de lien entre Washington et Moscou pour prévenir les crises et éviter qu'elles ne deviennent des conflits." Ce à quoi ajoute l'historien Pierre Melandri, professeur émérite à Sciences-Po : "il s'agissait d'assurer des communications à la fois sûres, précises et rapides entre les deux grands, surtout dans le contexte de l'après-crise des missiles de Cuba."
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J.F. Kennedy et N. Khrouchtchev, lors du sommet de Vienne en juin 1961 -©cc
Symbole nucléaire
Voici donc le décor de l'histoire. La Guerre froide entre les Etats-Unis et l'Union soviétique poussée à son paroxysme. En octobre 1962, les Américains détectent la présence de missiles soviétiques sur l'île de Cuba, située 160 Km au sud de la Floride. Les flottes des deux puissances se mettent en place, un bras de fer s'engage. Des deux côtés du monde, les dirigeants craignent un conflit nucléaire. "Ce qui a beaucoup marqué les responsables de cette époque, commente André Kaspi, c'est que la crise de Cuba aurait très bien pu dégénérer en une guerre mondiale, qui aurait été une guerre atomique, et qui aurait abouti en fin de compte à la destruction de la planète. Donc on a frôlé le pire."
Tout doucement, pour prévenir le retour à une telle situation, l'idée de mettre en place un canal de discussion entre les deux grands fait surface. Andreï Kozovoï, maître de conférences à l'université de Lille et auteur de plusieurs ouvrages sur la Guerre froide, relate : "L'initiative est américaine. Il faut souligner qu'une proposition en ce sens est faite dès avril 1962, six mois avant la crise. Mais c'est la crise de Cuba qui pousse les Soviétiques à accepter la proposition américaine, qui fait d'abord partie d'un "package" sur le désarmement (voir encadré ci-contre)." Pour Pierre Melandri, la position du président Kennedy à l'issue de la crise lui donne l'avantage : "Une fois que la crise des missiles de Cuba lui a donné l'impression d'être en position de force, d'avoir remporté la victoire dans la crise, ce qui est toutefois disputé sur le plan des réalités, il est prêt à faire des ouvertures à Moscou."
Andreï Kozovoï rappelle que cette création "téléphonique" ne revêt pas que des aspects diplomatiques. La stratégie militaire est elle aussi touchée : "Du côté américain, il y a alors l'émergence de la doctrine MAD, comprendre "destruction mutuelle assurée", selon laquelle pour prévenir un conflit nucléaire, il faut mener des discussions bilatérales. D'une certaine manière, la création d'une ligne anti-crise répond aussi à une demande de l'opinion publique américaine. Elle a vécu intensément la crise, à la différence du public soviétique, qui n'en connaît que la version officielle, mensongère et partielle, diffusée par la propagande."
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©cc/flickr/Subconsci Productions
Téléphone sans fil
Pourtant, Nikita Khrouchtchev et John Fitzgerald Kennedy ne s'appellent pas tous les soirs, assis au coin du feu une couverture à carreaux sur les genoux. Non, le "téléphone rouge" n'a pas de combiné, ni de cadran à chiffres. "C'était un télétype, c'est-à-dire quelque chose qui ressemble à une sorte de télégraphe !" décrit André Kaspi. Pour Andreï Kozovoï, "le cinéma a popularisé l'image d'un téléphone rouge entre la maison blanche et le Kremlin, par exemple dans le film "Docteur Folamour" de Stanley Kubrick." En lieu et place du téléphone imaginaire, on trouve "seulement" l'ancêtre du fax. Pour couronner le tout, le récepteur américain du Molink - abréviation pour Moscow link - est installé au Pentagone. En face, le récepteur soviétique est tenu au secret. Le dirigeant de l'URSS n'a pas la main dessus. "Les messages n'arrivaient sur le bureau des dirigeants qu'une fois reçus, décodés, et traduits", précise le chercheur à Lille. 
Pour arriver à Moscou en partant de Washington, les bulletins rédigés par les responsables américains voyagent. Ils suivent le TAT-1 (lien en anglais), un câble transatlantique installé en 1956. Londres, Copenhague, Stockholm et Helsinki sont sur leur route. 
Le système a deux avantages : la vitesse et la clarté. "A notre période d'Internet on a du mal à le comprendre, mais pendant la crise, il faut souvent une douzaine d'heures pour qu'un message arrive de Moscou à la Maison Blanche, note Pierre Melandri. Il n'y a pas de ligne de téléphone directe entre l'ambassade de l'Union soviétique à Washington et Moscou. Les échanges se font entre l'ambassade et Moscou par des télégrammes codés envoyés par la Western Union. Alors on envoie des petits coursiers à bicyclette déposer les messages, ensuite transmis à Moscou. Bref, alors que les choses peuvent prendre un tour terriblement urgent, les communications sont d'une lenteur tout à fait inquiétante."
Alors que techniquement, une ligne téléphonique pourrait être mise en place et serait encore plus rapide et directe qu'un télégramme, cette hypothèse n'est pas retenue. "Par peur de malentendus", rapporte Andreï Kozovoï. Ecrits en toutes lettres et à la rédaction posée, ils permettent d'éviter les compréhensions hasardeuses et les quiproquos. 
Par la suite, le système sera amélioré à deux reprises, explique le chercheur : "en 1971, des liaisons satellite et radio sont ajoutées, et en 1986, il est complété par un fax permettant la transmission de documents iconographiques et de schémas."
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Missile américain en mai 1962 -cc/wikimedia/USN
A toutes fins utiles
En somme, ce téléphone qui n'en est pas un, permet aux dirigeants soviétique et américain de se tenir au courant de leurs faits et gestes et d'éviter toute nouvelle crise. Selon André Kaspi, "le but de ce téléphone, au fond, c'est d'ouvrir la voie à la coexistence pacifique entre deux superpuissances, et d'établir d'une manière plus sure ce que l'on appelé l'équilibre de la terreur." Le chercheur poursuit : "Ce qui est important, c'est que dans la crise de Cuba de 1962, ça n'est pas par puissances interposées, ou par Etats interposés, que l'Union soviétique et les Etats-Unis s'opposent. C'est directement : la flotte soviétique est à quelques centaines de kilomètres des côtes de Cuba. En face d'elle, il y a la marine américaine. Donc le moindre faux pas de l'une ou de l'autre peut dégénérer. Tandis que dans les guerres successives il y a un troisième, un quatrième ou un cinquième partenaire. C'est tout à fait différent. C'est pour cela que ce téléphone rouge a moins d'importance à mesure que les années passent, sans compter bien sûr les transformations technologiques."
Mais quatre ans après sa mise en place, le téléphone est décroché. Nous sommes en pleine Guerre des six jours, entre Israël et pays arabes. Le premier est soutenu par les Etats-Unis, les seconds par l'URSS. Pour Andreï Kozovoï, la communication entre les deux grands "a peut-être permis d'éviter que les deux superpuissances n'utilisent leurs forces pour soutenir leurs alliés. Mais d'un autre côté, la ligne n'a pas empêché une guerre bien chaude d'avoir lieu, au Vietnam, et une grave crise de se produire en septembre 1983, lorsque les soviétiques abattent par erreur un avion de ligne coréen avec 269 passagers a bord. L'OTAN procède à un exercice de manœuvre perçu par le secrétaire général de l'époque, Iouri Andropov, comme le prélude d'une attaque américaine."
Le téléphone est encore utilisé lors du conflit indo-pakistanais de 1971, de la guerre du Kippour de 1973, ou de la crise polonaise sous la présidence de Ronald Reagan. Mais "la ligne n'a plus été utilisée en "mode crise" depuis 1982", souligne Andreï Kozovoï.
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Telex -©cc/flickr/Jens Ohlig
Symboles
Aux Etats-Unis et en Union soviétique, on parle généralement de hotline, ou "ligne chaude", à propos du téléphone rouge. Si elle permet de parer aux situations urgentes, elle ne fait pas reculer les a priori de part et d'autre de l'Atlantique. "Aucun téléphone ne peut abattre les stéréotypes négatifs, commente Andreï Kozovoï. Les objectifs idéologiques des uns et des autres dans la Guerre froide font qu'il existe trop d'arrière-pensées pour que le contact soit sincère : les Américains et les Soviétiques cherchent d'abord et avant tout à diffuser leur modèle. Peut-être que l'image du téléphone rouge, fortement symbolique, a joué un rôle positif en entretenant l'idée d'un dialogue au sommet. Mais elle a aussi maintenu l'idée d'un condominium americano-soviétique par une entente sur le dos des populations et aux dépens d'autres nations. Elle a perpétué l'image d'une division du monde en deux camps. En réalité, les deux puissances avaient des canaux bien plus confidentiels à leur disposition que celui du téléphone rouge. A en croire des témoins de l'époque, il était très loin d'être un modèle de rapidité et d'efficacité côté soviétique, reflétant les obsessions bureaucratiques du régime."
Reste que pour André Kaspi, "cette mesure prise en 1963 est symbolique, elle manifeste en somme le désir des uns et des autres de ne pas se retrouver dans la situation extrêmement dangereuse d'octobre 1962."

Le renard et le chien

Le renard et le chien
Le premier message du "téléphone rouge" a été envoyé le 30 août 1963. Sa signification, étrange, avait en fait un sens purement technique. Il s'agissait d'utiliser toute la chaîne de caractères latins, de l'émetteur américain. 

Deux hérissons faisant l'amour

"Au moment de la crise de Cuba, relate André Kaspi, professeur émérite à la Sorbonne. Il y avait, dans le bureau de ceux qui conseillaient le président Kennedy, une affiche. Elle représentait deux hérissons… en train de faire l'amour. La légende était : "comment les hérissons font-ils l'amour ?" Et la réponse : "avec prudence". Ce qui voulait dire que, si l'on compare les deux superpuissances aux hérissons, elles peuvent s'aimer ou en tout cas s'accepter l'une l'autre, à condition bien sûr que tout soit réuni pour éviter que cela dégénère en conflit."

Qu'est-ce que la crise de Cuba ?

Andreï Kozovoï, maître de conférence à l'université de Lille, explique : "du 14 au 28 octobre 1962, le monde s'est retrouvé au bord d'une guerre thermonucléaire, au cours de la crise de Cuba. Le premier secrétaire soviétique, Nikita Khrouchtchev, avait décidé d'installer dans le plus grand secret des missiles sur l'île pour être capable de menacer les Etats-Unis d'une frappe nucléaire et globalement, pour soutenir les mouvements révolutionnaires d'obédience communiste dans la périphérie des Etats-Unis. Il faut dire qu'à l'époque, on imaginait, des deux côtés, et surtout côté soviétique, qu'une guerre nucléaire pouvait être gagnée. Le président Kennedy avait été mis au courant de l'opération et avait décidé d'organiser un blocus de l'île. À plusieurs reprises, les deux dirigeants avaient échangé des messages. Pour les Américains, le temps de recevoir et traduire correctement les messages soviétiques était jugé démesurément long, par rapport à la gravité de la crise. La terreur engendrée par la crise de Cuba a fait prendre conscience les dirigeants du fait qu'un tel conflit serait fatal aux deux pays, et qu'il n'y aurait pas de vainqueur. Cela pousse les USA et l'URSS, en octobre 1963, à signer le traité sur l'interdiction partielle des essais nucléaires, dont le mémorandum sur la mise en place d'une ligne "directe" entre Moscou et Washington, pour les situations d'urgence, signé en juin, apparaît a l'origine  comme un corollaire."
Le 27 octobre, jour le plus long
"Ce jour-là, on a vraiment frôlé la guerre nucléaire, raconte Pierre Melandri, historien et professeur émérite à Sciences-Po. Un avion américain a été abattu par un missile anti-aérien soviétique tiré de Cuba, et un sous-marin soviétique a failli tirer une torpille atomique contre un navire américain qui l'a forcé à faire surface dans la mer des Caraïbes. Le soir, lorsqu'il est rentré chez lui, le secrétaire à la Défense des Etats-Unis, Robert McNamara, a dit qu'il n'était pas sûr d'être en vie encore le lendemain ! Le 28 au matin, lors s'une réunion du présidium suprême en URSS, Nikita Khrouchtchev a dit que l'on était au bord de la guerre atomique, qu'il était confronté à la perspective éventuelle d'une destruction de l'humanité. Et il a ajouté : pour sauver le monde nous devons reculer."
Qu'est-ce que la crise de Cuba ?
Stocks d'armes nucléaires entre 1945 et 2005 -©cc/wikimedia/historican

Et aujourd'hui ?

Depuis la fin de la guerre froide, Washington et Moscou continuent de communiquer. "Un système par fibre optique est devenu opérationnel le 1er janvier 2008", annonce Pierre Melandri. "En 2012, on a discuté de la possibilité d'ajouter la cyber criminalité à la liste des sujets de conversation pouvant être abordés sur cette ligne, ajoute Andreï Kozovoï. On ignore cependant le détail des discussions récentes."
D'autres "téléphones rouges" ont par ailleurs été installés. "En 1969, une ligne directe fut installée entre Moscou et Pékin dans le contexte de la grave crise entre les deux pays. Après la Chine, L'Inde et le Pakistan en ont ouverte une en 2004. En 2008, une ligne fut ouverte entre les Etats-Unis et la Chine. Mais encore une fois, la charge symbolique est au moins aussi importante que la fonction réelle de communication", décrit le maître de conférence. Une dénomination qu'André Kaspi relativise : "il y a quand même un dialogue qui existe entre Pékin et Washington, le danger n'est pas le même. Pour le moment, on peut pas dire que Chinois et Américains s'affrontent face à face dans une sorte de duel qui pourrait se terminer par une guerre nucléaire ! La Chine a beau détenir des armements nucléaires, elle n'a pas la même puissance de feu que pouvait avoir l'Union soviétique en 1963."