Fil d'Ariane
La grande loterie du Nobel de la paix 2019 s'est achevée ce vendredi 11 octobre. Et à la question de savoir qui pouvait succéder au gynécologue congolais Denis Mukwege et à la Yazidie Nadia Murad.... les parieurs se sont trompés en misant tout sur la jeune activiste écologiste suédoise, Greta Thunberg.
Cette année le comité Nobel a décidé de récompenser le Premier ministre Abiy Ahmed "pour ses efforts en vue d'arriver à la paix et en faveur de la coopération internationale, en particulier pour son initiative déterminante visant à résoudre le conflit frontalier avec l'Erythrée", a déclaré la présidente du comité Nobel, Berit Reiss-Andersen.
Prime Minister Abiy Ahmed announced as 2019 Nobel Peace Prize Laureate. We are proud as a nation!!!#PMOEthiopia pic.twitter.com/82SLwDJw21
— Office of the Prime Minister - Ethiopia (@PMEthiopia) October 11, 2019
Mais ce choix est loin de faire l'unanimité. Si l'Éthiopie s'est dite "fière en tant que pays" à l'annonce du lauréat, Amnesty International a estimé que ce Nobel devait encourager Abiy Ahmed à "plus de réformes" pour les droits humains.
Si l'ONG reconnaît ses effort importants engagés en faveur de la paix avec l'Erythrée, "son travail est loin d'être achevé", souligne-t-elle dans un communiqué. Abiy Ahmed "doit veiller de toute urgence à ce que son gouvernement s'attaque aux tensions ethniques persistantes qui menacent l'instabilité et de nouvelles violations des droits de l'homme. Il devrait également veiller à ce que son gouvernement révise la Loi antiterroriste qui continue à être utilisée comme un outil de répression" notamment à l'égard des journalistes et des défenseurs des droits humains, rappelle Amnesty International.
Une loi datant de 2009 également dénoncée par Reporters sans frontières. L'ONG de défense des droits des journalistes rappelle que certes l'Éthiopie a connu "un printemps de la presse", et une commission chargée de réformer les lois répressives contre la presse a été mise sur pied, mais "les choses traînent. Les changements ne sont pas institutionnalisés, cela veut dire qu'ils sont fragiles", souligne Arnaud Froger, responsable du bureau Afrique chez RSF.
Cela dit, en vertu des progrès enregistrés en Éthopie en matière de droits humains et de liberté d'expression, le prix Nobel attribué à Abiy Ahmed peut constituer un signal fort pour les pays de la région. Un "modèle" pour les voisins érythréen, somalien et djiboutien veut croire RSF. Le lauréat 2019 "doit porter une ambition régionale en faveur des droits et des libertés. Une ingérence à laquelle il s'est jusque là refusé. Ce prix Nobel va accentuer la pression et l'inciter à poursuivre les efforts. Maintenant il sera attendu sur des engagements très concrets", conclut Arnaud Froger.
Avant l'accession au pouvoir d'Abiy Ahmed en avril 2018, le pays a connu des décennies de dictature et d'autoritarisme. Lorsqu'il devient Premier ministre à 42 ans, ce spécialiste des renseignements et de la cybersécurité, passé brièvement par le ministère des Sciences et des Technologies, est le premier Oromo (l'ethnie majoritaire en Éthiopie) à atteindre ce poste.
Très vite il impose son style, des réformes susceptibles de transformer en profondeur le pays et il est à l'origine d'un rapide rapprochement avec l'Érythrée, ancienne province éthiopienne avec laquelle Addis-Abeba est en conflit depuis 20 ans. A l'issue d'une rencontre historique le 9 juillet 2018 à Asmara, la capitale érythréenne, le président érythréen Issaias Afeworki et lui-même mettent fin à l'état de guerre entre les deux frères ennemis. Réouverture d'ambassades et de postes-frontières, rétablissement des liaisons aériennes, multiplication des rencontres...: la réconciliation a été menée tambour battant. Réformateur, Abiy Ahmed s'impose aussi comme médiateur au Soudan entre l'opposition et le pouvoir militaire de transition et comme négociateur face à la puissante Égypte inquiète de la construction d'un mega-barrage sur le Nil.
Mais l'euphorie passée, les frustations naissent à leur tour. La frontière entre les deux pays est à nouveau fermée, la signature d'accords commerciaux se fait attendre et l'Éthiopie, pays enclavé, n'a toujours pas accès aux ports érythréens. C'est là qu'intervient le prix de l'Académie Nobel qui espère que cela "renforcera le Premier ministre Abiy dans son travail important pour la paix et la réconciliation. C'est à la fois une reconnaissance et un encouragement de ses efforts",souligne la présidente du Comité. "Nous sommes conscients que beaucoup de travail demeure", ajoute-t-elle.
Pour preuve, en juin 2019, plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées suite à une tentative de coup d'État et aux assassinats politiques perpétrés par un groupe armé dans le nord-ouest du pays. Des violences qui s’inscrivent dans le contexte de luttes de pouvoir liées aux tensions politico-ethniques dont le pays est le théâtre. Des violences intercommunautaires sur fond de partage des ressources en eau et en terre qui pourraient compromettre la tenue d'élections générales prévues pour mai 2020.
Des élections "libres, justes, crédibles et démocratiques" promises par Abiy Ahmed et qui s'annoncent déjà comme le prochain grand défi du tout nouveau Nobel de la paix...
À voir Les réactions en Éthiopie à l'attribution du prix Nobel de la paix au Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed
A lire également Entre Éthiopie et Érythrée, "nous sommes dans une démarche très pragmatique"