En Australie, les Aborigènes sont une minorité défavorisée et discriminée. Alors qu'ils ne sont que 2,5 % de la population, ils représentent 27,4 % des prisonniers, et 20 % des morts en détention. Ils ont 13 fois plus de risques d'être incarcérés que les autres Australiens et les enfants aborigènes ont 26 fois plus de risques d'atterrir en détention juvénile.
Ces statistiques affolantes, Jonathon Hunyor les connaît bien. Cet avocat fait partie de la NAAJA (The North Australian Aboriginal Justice Agency), une agence qui délivre une aide légale aux Aborigènes du Territoire du Nord.
« Ici, on emprisonne plus que n'importe où ailleurs. La réponse à des problèmes sociaux est punitive, et ce sont d'abord les Aborigènes qui en font les frais. Quand des jeunes deviennent violents, on pense tout de suite à les emprisonner. »Dans le Territoire du Nord, les Aborigènes représentent 86 % des détenus adultes et 97 % des jeunes détenus.
« Cela s'explique par la pauvreté, les disparités sociales mais également par l'histoire coloniale du pays. Et par la façon dont l’État utilise son pouvoir pour réguler l'espace public et le désordre social. Tout est inextricablement lié à notre histoire coloniale, qu'on le veuille ou non, » soupire l'avocat.
« Dans les communautés, la prison n'a pas d'effet dissuasif. Elle est déshumanisante mais pour beaucoup de jeunes hommes Aborigènes, c'est devenu une expérience normalisée, une étape dans leur cheminement social. »
Briggs, un rappeur aborigène Yorta Yorta du Victoria, confirme cet état de fait.
« A Shepparton, dans ma ville d'origine, personne ne veut aller en prison. Mais les jeunes ont l'impression que c'est leur destin de toute manière. Ils n'ont pas peur. Ils n'ont aucune estime d'eux-mêmes et ne pensent pas mériter une vie décente. »
Le rappeur, devenu acteur dans la série Cleverman (la première série australienne de science-fiction à mettre en valeur des héros aborigènes), est allé visiter des jeunes en prison pour un documentaire avec VICE.
« Je voulais leur parler en tant qu'individus plutôt que laisser leurs infractions les définir, même si certains ont commis le pire. Mes cousins ont été emprisonnés, donc cette réalité ne m'est pas inconnue. Ils ont été frappés par la police aussi. Personnellement, je n'ai été en garde à vue que pour des infractions mineures. Je suis chanceux. »
A Darwin, il est 15 heures. Brice, un vieux monsieur aborigène, passe ses journées assis à l'entrée d'une rue piétonne. Il raconte :
« Je suis à Darwin depuis trois mois pour nager, pécher et manger des fruits de mer, car je viens du désert, à 12 heures de bus d'ici. Je dors dans les parcs et dans la rue. » Il assure ne pas être venu à Darwin pour boire mais avoue d'un sourire édenté :
« Oui je bois... Du rhum, de la vodka, du whisky... Je cache ma bouteille dans mon sac, je suis malin. » Brice a déjà été emmené au poste de police pour sa sécurité. Et assure n'avoir eu aucun problème avec les policiers.
Le soir, dans une moiteur persistante et désagréable, des groupes d'hommes aborigènes titubent, chahutent et parlent fort dans les rues. Certains dorment sur les trottoirs devant les vitrines illuminées. Un vieil homme frappe ses bâtons de musique sans conviction, poussant son chapeau vide d'argent vers les passants impassibles. Ceux qui posent des troubles à l'ordre social sont arrêtés par la police et placés en cellule de dégrisement pour quelques heures.
Jamie Chalker, sous-commissaire de la police de Darwin, analyse les dynamiques dans sa ville :
« Ici, mais également dans tout le Territoire du Nord, il est interdit de boire de l'alcool dans la rue dans un périmètre de deux kilomètres autour d'un bar. Donc dans le centre-ville, c'est techniquement impossible. » Le problème, c'est que la plupart des Aborigènes de Darwin sont de passage et n'ont donc pas de logement. Ils dorment et boivent dans la rue.
« Dans le Territoire du Nord, entre 27 % et 30 % de personnes se considèrent aborigènes. Mais le taux d'incarcération est, lui, de 87 %. C'est très significatif. » Jamie Chalker reconnaît :
« Il y a encore beaucoup de travail à faire... Il faudra un changement générationnel, et pour modifier durablement les choses, nous avons besoin d'une consistance dans nos rapports avec les Aborigènes plutôt que de tout changer à chaque élection... »
L'un des atouts de la police de Darwin, ce sont ses sept policiers aborigènes. Parmi eux, il y a Michelle Gargan, 42 ans, de la nation Jingili.
« Mon rôle en tant que policière aborigène, c'est de discuter avec les communautés. Je m'occupe principalement des comportements antisociaux, par exemple, quand des personnes boivent ou se battent dans un centre commercial. » Selon elle, les facteurs principaux de la forte représentation des Aborigènes dans les prisons résident en quatre données clés:
« l'influence de la famille, l'alcool, les drogues et l'ennui, car il n'y a rien à faire dans les communautés isolées... » La solution ?
« L'éducation obligatoire ! » s'exclame-t-elle.
L'éducation, c'est la mission que s'est donnée la fondation Thathangathay à Bright dans le Victoria, qui accueille des jeunes de Wadeye, une ville située à l'autre bout du continent. Les ados viennent se former à l'école et dans un café, puis repartent avec leurs connaissances dans leur communauté.
Marruru (qui signifie «voie lactée») est un des représentants culturel de Wadeye. Un sage qui parle sept langues à seulement 33 ans. Il tente de sauver une génération en difficulté :
« J’essaie de réunir les jeunes quand ils se battent et de leur expliquer pourquoi arrêter. Pour ne pas qu'ils finissent en prison, je leur enseigne notre culture, nos chants, nos coutumes...» Mais la perte de repères culturels chez les jeunes aborigènes n'est pas l'unique facteur expliquant leur inexorable chute dans le système pénitentiaire.
Pour Gary Foley, un activiste aborigène très connu, la société australienne est avant tout raciste.
« Dans les années 1960, les Aborigènes étaient plus emprisonnés, proportionnellement, que les noirs sud-africains pendant l’apartheid. L’Australie a toujours été l’une des sociétés les plus racistes au monde. C’est profondément ancré. Aujourd'hui, les Australiens blancs sont plus ignorants qu’ils ne l’étaient il y a cinquante ans. Ils devraient avoir conscience du nombre d’Aborigènes en prison. Mais que fait le gouvernement? Il distrait leur attention en promouvant une campagne pour la reconnaissance des Aborigènes dans la Constitution. Notre gouvernement dépense des millions de dollars pour distraire l’attention des Australiens des problèmes importants... »
Chaque année, les services de NAAJA assistent plus de 10 000 Aborigènes. Pour Jonathon Hunyor, la route est encore longue même, s'il se veut optimiste.
« Le problème, c'est que nous continuons à penser que si on enferme de plus en plus d'Aborigènes, cela changera les choses. Alors que nous savons pertinemment qu'enfermer les jeunes rend plus probable la récidive. Cela fait des décennies que nous avons les mêmes politiques, et très peu de nouvelles réflexions sur ces questions. » Depuis 1988, plus de 365 Aborigènes sont morts en prison. Une note d'espoir néanmoins : 66% des Australiens souhaitent que le gouvernement s'engage pour diminuer le taux d'emprisonnement des Aborigènes.
Mais pour Briggs, le fossé entre Aborigènes et non-Aborigènes est flagrant.
« En Australie, les choses empirent, car ce sujet concerne les noirs. Si c'était une fille blonde aux yeux bleux saoule qui mourrait dans une cellule après avoir été arrêtée, vous imaginez le scandale ? Mais parce que ça concerne les noirs, on s'en fiche... L'Australie aborigène est traitée comme si c'était une autre Australie. Un autre monde. »