Accord sur le Brexit : "L'objectif des Brexiters est d'avoir une économie plus innovante qui repose sur l'intelligence artificielle"

L'accord de sortie effective du Royaume-Uni de l'Union européenne qui prendra effet le 1er janvier 2021 va-t-il modifier en profondeur son économie et celle du vieux continent ? Entretien avec Henri Sterdyniak, directeur du département Économie de la mondialisation de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
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Accord commerciaux sur le Brexit
(Photo : iStock / CharlieAJA)
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Quatre ans et demi après le vote "oui" pour une sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne (UE), un accord commercial a enfin été trouvé entre les deux parties, le 24 décembre 2020. Il sera appliqué à partir de ce vendredi 1er janvier. Cet accord de dernière minute est très important car il permet la levée des quotas et des barrières douanières, un point crucial pour le Royaume-Uni dont près de 50% des exportations se font vers l'Union européenne. L'UE n'était pas non plus entièrement désintéressée avec la signature de cet accord commercial — facilitant les échanges entre les deux zones économiques — puisque les exportations des 27 de l’UE vers le Royaume-Uni représentent malgré tout 2,6% de leur PIB, ainsi qu'un excédent commercial de 50 milliards d’euros.

Le Brexit a longtemps été considéré comme une future catastrophe économique. De nombreux analystes et observateurs affirmaient que le Royaume-Uni pourrait plonger dans une sorte de faillite économique qui entraînerait avec elle les pays membres de l'Union européenne. D'autres - à l'inverse - estimaient que les deux parties ayant trop à perdre, elles trouveraient certainement un compromis "gagnant-gagnant".
 L'accord signé — sur le fil — ce 24 décembre 2020, semble rejoindre ces prédictions optimistes. A se demander même si l'Union européenne n'a pas finalement cédé, en offrant au Royaume-Uni la possibilité de conserver un maximum d'avantages économiques et commerciaux malgré son départ de l'Union. Le Royaume-Uni deviendrait-il une sorte de "partenaire non-membre" mais avantagé commercialement et économiquement au sein de l'UE, tout en l'ayant quittée ? La donne économique européenne et britannique va-t-elle réellement changer dans les mois et années qui viennent, après l'application du Brexit, et si oui, dans quels sens ?

Entretien avec Henri Sterdyniak, directeur du département Économie de la mondialisation de l'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques).

TV5MONDE : De votre point de vue, qui est principalement avantagé par les accords commerciaux sur le Brexit, signés le 24 décembre dernier ?
 
Henri Sterdyniak
Henri Sterdyniak, directeur du département Économie de la mondialisation de l'OFCE

Henri Sterdyniak : On peut dire que c'est un accord mutuellement avantageux pour les deux parties, compte tenu du fait que nous avons un accord de libre-échange — comme il avait été prévu il y a un an —, qui est relativement large et équilibré. Chacune des deux parties a pris des engagements, ce qui va permettre de ne pas avoir de rupture dans les relations commerciales entre les deux zones économiques.  Cela garantit aussi que le Royaume-Uni ne se lancera pas dans une stratégie de moins-disant social, fiscal ou environnemental.

Mais le Royaume-Uni gagne un certain nombre de libertés en quittant l'Union, en particulier sa souveraineté politique, qui était très importante pour lui, notamment pour contrôler l'arrivée de travailleurs en provenance d'Europe ou ne plus avoir à payer pour les pays de l'Est. En contrepartie, ce pays n'aura plus son mot à dire dans les décisions qui sont prises à Bruxelles.

TV5MONDE : L'économie britannique va-t-elle se modifier avec le Brexit, et si oui, dans quel sens, selon vous ?

H.S : Le Royaume-Uni va certainement subir certaines pertes dans le commerce avec l'Union européenne puisqu'il y aura des barrières — au moins tarifaires — et des contrôles aux frontières pour vérifier la conformité des produits exportés, par exemple. Nous avons calculé que ce serait l'équivalent de 5 points de droits de douanes, donc cela ne sera plus la liberté absolue — comme avant  — et cela mettra quelques obstacles aux échanges. Mais la Grande-Bretagne, en contrepartie sera bien plus libre de faire des accords de libre-échange avec les pays du Commonwealth, si elle le souhaite. Il y a le mythe qu'elle pourrait libéraliser un peu plus son économie, mais on voit mal en quoi elle le ferait, dans la mesure ou la Grande-Bretagne est considérée déjà comme un des pays les plus libéraux du monde.

On peut penser que le Royaume-Uni va profiter du Brexit pour se réorienter économiquement. L'objectif des Brexiters est d'avoir une économie qui dépende moins de la finance, de reconstituer une partie de l'appareil industriel britannique, d'avoir plus de relations avec les pays du Commonwealth et surtout d'avoir une économie plus moderne. Cette économie est souhaitée comme plus innovante, en comptant sur l'intelligence artificielle, donc sur les capacités technologiques de la Grande-Bretagne. Ces politiques auraient été possibles dans le cadre de l'Union européenne, mais de façon nettement moins marquée, particulièrement à cause des limitations de l'aide et des subventions aux entreprises, qui prévalent dans le cadre européen.

L'objectif des Brexiters les plus intelligents est de dire "on va faire de l'intelligence artificielle, des nanotechnologies"… et c'est là où est effectivement l'avenir. L'Europe mettait un contrôle sur la politique industrielle et les subventions liées à ce pays. Désormais le Royaume-Uni n'a plus à s'en préoccuper.

TV5MONDE : En Europe, les entreprises s'inquiètent des contraintes administratives à venir. Leurs activités commerciales avec le Royaume-Uni vont-t-elle vraiment être affectées ?

H.S :
Les Européens peuvent craindre des barrières non tarifaires, mais il faut voir que l'idéologie en Grande-Bretagne — en particulier chez les Brexiters — c'est que le commerce est utile et qu'ils vont limiter les barrières non tarifaires. Avant l'accord, le projet était même de profiter de la situation pour baisser fortement les droits de douanes au Royaume-Uni qui subsistent. Donc la Grande-Bretagne va tout faire pour ne pas nuire aux importations qu'elle effectue en provenance d'Europe. La situation est dissymétrique, c'est-à-dire que d'un côté l'Union européenne peut vouloir mettre des obstacles aux exportations britanniques, et les Britanniques ne veulent pas mettre des obstacles aux importations qu'ils peuvent faire depuis l'Union européenne.

La seule crainte que l'on peut avoir c'est que certaines entreprises essayent d'éviter de passer par la Grande-Bretagne pour des activités d'import-export, partant du principe que c'est désormais un pays fragile dans lequel on ne sait pas ce qu'il peut se passer avec des risques de délais au moment du passage aux frontières. C'est donc plutôt les entreprises européennes qui vont hésiter à exporter en Grande-Bretagne, plutôt que l'inverse.

TV5MONDE : Il n'y aura donc pas, selon vous, d'effets négatifs sur l'économie européenne après le 31 décembre ?

H.S :
Pour donner un ordre de grandeur, on estime que le coût à long terme pour la Grande-Bretagne sera une baisse de l'ordre de 3,5% de son PIB et du côté de l'Union européenne plutôt de l'ordre de 0,7% du PIB. C'est donc beaucoup plus faible du côté de l'Union. Toutes les études montrent un rapport de 1 à 4 ou 1 à 5 sur les effets relatifs à long terme entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne. La Grande-Bretagne doit réorienter environ la moitié de son commerce extérieur avec l'Union, alors que côté Union ce n'est que 10%. Il y aura quelques pays en Europe qui seront plus affectés, comme naturellement l'Irlande, les Pays-Bas et puis la France, en troisième position.

TV5MONDE : D'un point de vue socio-économique, il y a la crainte que le Royaume-Uni se dirige vers un modèle plus libéral, de moins-disant social, tout en continuant à bénéficier des accords de libre-échange avec l'Union européenne : qu'en pensez-vous ?

H.S :
Parmi les Brexiters les plus libéraux, il y avait l'idée de profiter de la sortie de l'UE pour jouer la carte de "Singapour-sur-la-Tamise" (en référence à l'île-Etat à la fiscalité très faible, ndlr). Mais quand on regarde en détail on voit qu'ils ont pris un certain nombre d'engagements avec cet accord et que d'autre part il y a un certain nombre de facteurs internes qui s'opposent à cette évolution vers un moins-disant social. La Grande-Bretagne a fortement augmenté son salaire minimum qui se retrouve aujourd'hui supérieur à celui de la France, elle a donc déjà engagé une politique de hausse des salaires qui est tout à fait satisfaisante.

Elle a pris aussi des engagements en matière climatiques qui sont équivalents à ceux de l'Union européenne. Et puis c'est un pays extrêmement libéral sur le droit du travail, comme je le disais, on voit donc mal comment elle pourrait faire un grand choc libéral qui aurait des impacts négatifs sur nous.

Le taux de l'impôt sur les sociétés est de 19% en Grande-Bretagne, il est donc supérieur à celui de l'Irlande qui est de 12,5%. Si on commence à jouer ce jeu-là, la Grande-Bretagne peut par exemple se plaindre que l'impôt sur les sociétés en Irlande est du "dumping" fiscal (concurrence déloyale par abaissement des taux d'imposition, ndlr), ou qu'il y a beaucoup de pays en Europe qui ont des salaires minimums beaucoup plus faibles que le sien. Donc, l'idée des Brexiters libéraux qui vont faire un grand choc libéral, on voit mal comment cela va se concrétiser effectivement dans la période à venir en Grande-Bretagne.