Addiction aux smartphones : la reconquête de l'attention est possible

En 2019, l'attention d'une partie grandissante de la population est sollicitée de façon de plus en plus intense par les plateformes numériques, modifiant sensiblement les modes de vie et les relations sociales. L'association "Lève les yeux !" propose d'aider à la reconquête de notre attention, pour lutter contre les effets de l'addiction aux écrans. Entretien avec son délégué général, Yves Marry.
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Addiction aux smartphones sans frontières
Les smartphones aliènent la liberté de leurs utilisateurs, selon les fondateurs de l'association "Lève les yeux", qui propose de déconnecter collectivement pour une reconquête de l'attention.
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Les fêtes de Noël vont voir se déverser au pied des sapins des millions d'appareils numériques connectés. Tablettes, smartphones, jouets connectés, liseuses, montres intelligentes, ordinateurs portables, assistants personnels, etc. Ils sont devenus le nec plus ultra du cadeau de Noël, auquel de nombreuses familles françaises ne peuvent plus échapper.

Si cet engouement technologique ne se dément pas, c'est que les industriels du domaine savent se renouveler chaque année avec de nouvelles promesses. Les appareils connectés sont déclarés toujours plus ergonomiques, plus rapides, plus beaux, plus performants, plus intelligents, plus intégrés. En contrepartie, leurs utilisateurs en sont de plus en plus… dépendants.

Le temps d’écran quotidien correspond à l'essentiel du temps éveillé en France, en 2019. Les conséquences négatives de cette mono-activité sont d'ores et déjà constatées par les professionnels de la santé : le sommeil, la mémoire, la vue, sont affectés, tout comme la qualité du "vivre ensemble". L'augmentation de l'isolement affectif, la baisse de l’empathie, le stress ou les états dépressifs suivent la courbe de l'hyperconnexion.

Et ailleurs ? 

Aux Etats-Unis, Tristan Harris, l'ancien responsable du "design éthique" chez Google a fondé une association, Center For Humane Technology (Centre pour une technologie humaine) qui "veut changer les conditions de la compétition industrielle du secteur pour permettre de réaligner la technologie sur les besoins de l'humanité. Créer un monde où la technologie soutient notre bien-être commun, la création de sens, la démocratie et la capacité de relever des défis mondiaux complexes."


> Centre for humane technology

Toujours aux Etats-Unis, des organisations de citoyens se structurent, pour contrer les effets néfastes des écrans numériques, particulièrement chez les enfants, comme Stand together and Rethink technology ("S’unir pour repenser la technologie").

De plus en plus d’enfants riches bénéficient d’une éducation fondée sur l’interaction humaine et le jeu, loin des nouvelles technologies, alors que les enfants pauvres se retrouvent vissés devant des écrans, à l’école comme à la maison. L'inégalité se joue désormais sur la capacité à la déconnexion, réservée aux classes les plus aisées…

> "Aux États-Unis, la déconnexion est réservée aux enfants riches" (Article Courrier international)

Les enfants n'échappent pas à ce nouveau mode de vie rythmé par l'interaction hebdomadaire de dizaines d'heures avec les écrans. Les conséquences pour les plus jeunes sont l'apparition de pathologies nouvelles qui inquiètent les professionnels. Au centre du problème de cette surconnexion : l'attention humaine, de plus en plus sollicitée par les outils numériques.
 

Face à ces constats très perturbants, une association, créée en 2018, a décidé d'agir : "Lève les yeux !"(…de ton smartphone). Ce collectif a pour objectif "la reconquête de l'attention". Entretien avec Yves Marry, délégué général de l'association.

TV5MONDE : Pourquoi votre association s’est-elle créée ?

Yves Marry :
J'ai travaillé plusieurs années avec une ONG en Birmanie et ce qui a été un élément déclencheur pour moi, c'est d'être le témoin de l'arrivée d'Internet et du smartphone dans un laps de temps très court dans ce pays. En quelques mois, en 2014, j'ai assisté à la connexion de toute la Birmanie, avec bien entendu les effets positifs d'accès au monde, puisque c'était un pays très fermé, mais aussi de nombreux effets négatifs.

C'est une aliénation par le smartphone qui m'est apparue en Birmanie, surtout les dernières années.

Autour de moi, j'ai vu des amis avec qui on se retrouvait pour jouer de la guitare dans le quartier, qui se mettaient à être tout le temps sur leur smartphone, à faire des jeux, à regarder des vidéos. En terme d'usage, on était en plus sur des contenus peu intelligents et du Facebook.

J'ai été sensible à la captation de leur attention, parce que tout d'un coup ils étaient absorbés. C'est une aliénation par le smartphone qui m'est apparue, surtout les dernières années. J'ai constaté ça de partout en voyageant et je me suis rendu compte que j'étais un peu en décalage. Quand je suis parti de France en 2014, les smartphones n'avaient pas encore la place qu'ils ont aujourd'hui.

De retour, j'ai fait ce constat de l'aliénation par les écrans avec mon meilleur ami, Florent. On a au départ monté le collectif pour parler du problème et puis rapidement nous l'avons formalisé en association, pour agir.

Justement, que propose concrètement votre association "Lève les yeux" ?

Au tout départ, on a organisé des événements sans smartphones, pour sensibiliser les gens et motiver les lieux dans lesquels ils se déroulaient, pour qu'ils rejoignent notre communauté. Cela s'adresse aux bars, restaurants et salles de spectacle qui sont prêts à s'engager dans la déconnexion.

Aidés par des dessinateurs, nous avons créé un label pour permettre aux lieux de sensibiliser leur clientèle, grâce à des affiches, pour des événements sans smartphones. En échange, nous parlons de ces lieux.

Nous essayons de réfléchir à la place des écrans dans la société, aux éléments de réponses politiques à apporter.

Nous avons fait un partenariat avec une marque de pochettes isolantes de smartphones — celle utilisée sur les tournées de Madonna ou de Florence Foresti — pour les concerts : le public peut placer son smartphone dans une pochette fermée et étanche, qu'il garde sur lui, et qui est déverrouillée à la sortie du concert par des bornes. L'entreprise américaine qui vend ces pochettes nous en a donné un lot que nous mettons à disposition pour des concerts déconnectés.

Nous avons aussi mis en place des ateliers de sensibilisation. Nous intervenons auprès de tous les publics. En ce moment, je démarche les pouvoirs publics pour pouvoir intervenir sur Marseille où je suis basé, auprès de collèges, de centres sociaux, de crèches et même auprès d'entreprises.

La dernière activité de l'association est le plaidoyer. Là, nous essayons de réfléchir à la place des écrans dans la société, aux éléments de réponses politiques à apporter. Dans ce cadre, le premier février 2020, nous organisons un grand événement intitulé "Les assises de l'attention", avec quatre tables rondes, 6 intervenants et un forum d'associations avec 21 associations.

Une vie sans smartphone est-elle possible ou même souhaitable ?

C'est une très bonne question parce que ce n'est pas simple du tout d'y répondre. Ca fait trois ans que je me la pose. Une vie sans smartphone est très compliquée avec les nouvelles façons de vivre, d'autant plus si l'on est seul. Mais en fait, plus on est nombreux à le faire [la déconnexion, ndlr], plus c'est facile. Par exemple, quand tout le monde communique sur WhatsApp, ne pas y être, c'est excluant. Quand la ville n'est pas organisée avec des plans et qu'on n'a pas Google Maps, c'est plus compliqué, comme pour les billets de trains, si tout est fait pour les acheter en ligne.

Notre intention est de mettre le problème de l'aliénation au smartphone à l'agenda politique.

Pour nous, c'est à la fois une question de geste individuel et une question de modalité collective d'organisation et donc, de politique. Exactement comme pour l'écologie : les petits gestes individuels, c'est bien, mais ça ne suffit pas. S'il n'y a pas de mesure structurante prise, ça ne sert pas à grand-chose. Je suis convaincu que le problème de la connexion et de l'aliénation au smartphone est en train d'émerger. Ne serait-ce qu'avec le numérique à l'école, parce que c'est tellement catastrophique qu'il n'est plus possible d'ignorer les alertes des psychologues, des orthophonistes. La question des effets des écrans sur les enfants commence à monter.

C'est précisément notre intention avec les "Assises de l'attention" : mettre ce problème à l'agenda politique. Dans les propositions que nous voulons faire, il y a par exemple le fait de ne plus avoir d'écrans en maternelle et en primaire, plus d'écrans publicitaires, mais toutes les propositions ne sont pas encore arrêtées.

Qu’est-ce qui pose le plus problème avec les outils connectés, selon vous ?

La liste est très longue, mais je crois qu'in fine ce qui pose le plus problème est l'aliénation de la liberté. Le fait qu'on soit tout le temps soumis à du contrôle, à de l'enregistrement de données pour cibler de la publicité et la crise de confiance que cela engendre dans nos rapport aux institutions. Au pouvoir que cela donne aux institutions, aussi.


La question du bon usage du numérique est encore en débat. Qu'est-ce qui est utile, qui ne l'est pas ?

Si un jour on avait un pouvoir totalitaire, il aurait tous les outils de contrôle à disposition. Mais au-delà même des questions politiques qui sont clairement devant nous, avec ce que l'on peut voir en Chine, il y a la capacité de l'objet connecté à nuire à notre capacité à ressentir notre quotidien, le monde, les gens. L'objet connecté aliène notre capacité de perception de l'extérieur.

Mais il y a la question du bon usage du numérique qui est encore en débat. Qu'est-ce qui est utile, qui ne l'est pas ? On ne peut pas comparer Google Maps ou Waze avec Facebook en terme d'aliénation, c'est certain.

Je considère pour ma part qu'Internet en tant que tel est génial, que ça peut avoir des finalités positives. Mais ce qui est clair, c'est que ce qu'on en voit aujourd'hui, par les outils connectés, avec la recherche de profits et de contrôle, c'est essentiellement aliénant, avec des effets négatifs sur la société.

Mais les utilisateurs, pour la plupart, trouvent du plaisir avec ces outils, ne peuvent plus s'en passer. Le smartphone, les tablettes, les applications sont devenus un nouveau mode de vie. "Lève les yeux !" ne se met-elle pas en décalage avec une époque ?

On touche là pour moi le sujet de l'addiction et de la dépendance. Pas mal de centres de santé intègrent l'addiction aux écrans dans leur offre de soins aujourd'hui. Ce qui me semble marcher le mieux, c'est la déconnexion, pour ressentir la liberté que l'on obtient quand on n'est plus soumis aux injonctions du numérique. Le fait de la ressentir peut donner envie de la retrouver. Avec l'association nous essayons de jouer là-dessus, avec des challenges, du ludique dans nos interventions.

On essaye d'être le moins anxiogène possible, mais on explique quand même les effets des écrans. On décrypte les mécanismes qui sont mis en œuvre pour rendre addicts les gens, avec Fortnite ou Snapchat, par exemple. On rappelle toujours que les patrons de la Silicon Valley mettent leurs enfants dans des écoles sans écrans.

Avec l'écologie on avance vers une forme de minimalisme, de sobriété heureuse. On se situe sur ce champ-là. Celui d'une société décroissante, qui décélère et déconnecte.

Mais de la même manière que pour la cigarette, il paraît délirant de fumer dans un avion ou dans un lieu fermé, je pense que dans peu de temps on trouvera ça délirant qu'un bébé puisse avoir un smartphone dans les mains.

Au fond, c'est un combat pour la norme sociale et culturelle qui se joue, ce qui est d'ailleurs l'une de nos priorités et c'est pour ça que l'on a créé le label. Il faudrait que ça devienne cool de déconnecter. Pour les jeunes c'est à mon sens l'un des meilleurs moyens de leur parler.

Dominer la technologie ou être dominée par elle c'est un peu la question, sachant que ça ne peut pas rester individuel. Il y a des tendances qui prennent dans la société, comme être végétarien dans les milieux urbains, voire végan, alors qu'il y a quelques années c'était inconcevable. Je pense qu'avec l'écologie on avance vers une forme de minimalisme, de sobriété heureuse et on se situe sur ce champ- là. Celui d'une société décroissante, qui décélère et qui déconnecte.