Fil d'Ariane
La scène se passe devant la brasserie Lipp, à Paris. C'est dans cet endroit chic, au coeur de Saint Germain des Prés, que l'opposant au régime marocain a rendez-vous avec le cinéaste Georges Franju, le journaliste Philippe Bernier et un "associé", Georges Figon, petit truand repenti, un personnage trouble très introduit auprès des agents du service de documentation et du contre-espionnage français.
Ensemble, ils doivent s'entretenir pour un projet de film, "Basta !", sur la décolonisation.La figure de proue du mouvement tiers-mondiste ne réapparaîtra pas. Le dirigeant de l'Union nationale des forces populaires (UNFP) du Maroc présidait le comité préparatoire de la Conférence tricontinentale. Elle devait réunir, pendant plus d’une semaine, en janvier 1966 à la Havane, les militants révolutionnaires de plusieurs continents.
Au moment du rapt, Thami Azemmouri, étudiant en histoire, était avec Ben Barka. C'est cet étudiant, le lendemain, qui avertira les autorités de l'enlèvement de l'opposant marocain.
Le 10 janvier 1966, l'hebdomadaire l'Express titre en Une : J'ai vu tuer Ben Barka, un témoignage de Georges Figon, recueilli par Jacques Derogy et Jean-François Kahn.
Le 5 septembre 1966, le procès des accusés dans l'enlèvement de Mehdi Ben Barka s'ouvre à Paris. Il s'achève le 5 juin 1967. Antoine Lopez et Louis Souchon sont condamnés à six et huit ans de réclusion. Le général Mohammed Oufkir et la bande à Georges Boucheseiche, un truand habitant à Fontenay-le-Vicomte chez qui fut probablement exécuté Mehdi Ben Barka - sont condamnés par défaut à la réclusion à perpétuité.
Un mystère demeure. Où se trouve le corps de Mehdi Ben Barka ? A-t-il été dissous dans de l’acide, enterré sous une mosquée ou dans une ancienne prison secrète ?
Selon l'AFP, des commissions rogatoires internationales ont récemment été délivrées. Le juge Cyril Paquaux, en charge de l’enquête, a sollicité en juillet l’audition d’un ancien agent du Mossad qui affirme que les services secrets israéliens ont aidé le Maroc à faire disparaître le corps, d’après la source proche du dossier.
Reste que 50 ans après, "l’affaire Ben Barka n’est pas une priorité", note Kader Abderrahim, spécialiste des relations franco-marocaines à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). "Le Maroc est un allié très important dans la lutte contre l’État islamique (EI) et personne, à part la famille, n’a intérêt à réactiver ce dossier explosif", souligne Kader Abderrahim.
Entretien avec Bachir Ben Barka, fils de Mehdi Ben Barka.
Quels souvenirs gardez vous de votre père ?
J'avais 15 ans quand il est tombé. Je me rappelle très bien de lui. Il était beaucoup en déplacement. Quand on était au Maroc, il était forcé de vivre en exil. On a bien profité de lui la dernière année de sa vie, quand il nous a fait quitter le Maroc pour aller en Egypte. Là, on a pu vivre avec lui de manière constante et permanente.
Tous les témoins de sa vie louent son intelligence, sa capacité politique. Est-ce que c'était aussi un homme inquiet, qui se savait menacé ?
Il se savait menacé mais on ne peut pas dire que c'était un homme inquiet. Il prenait ses précautions. Par exemple, quand il était en Suisse il était protégé par ses amis du groupe Henri Curiel (militant communiste et anti-colonialiste ndlr). Quand il était en Egypte, à Cuba, dans des pays amis, il n'avait pas de craintes, mais ailleurs, une fois encore, il prenait ses précautions. Et c'est là où le piège a fonctionné. Lorsqu'il était venu en France le 29 octobre, il se sentait en relative sécurité : il avait rendez-vous avec des proches de de Gaulle, sinon de Gaulle lui-même, et il pensait qu'en France, les autorités françaises ne permettraient pas un acte criminel de la part du pouvoir marocain contre lui. Et c'est là où le piège a fonctionné. Parce que ce sont des policiers français qui l'ont interpellé, et c'est en toute confiance qu'il les a suivis. Il ne pouvait pas se douter que ces policiers iraient sous-traiter un complot organisé par le pouvoir marocain.
A partir de quand décidez-vous de prendre la défense de votre père ?
C'est toute la famille qui s'est engagée dans ce combat pour connaître la vérité. Nous étions en Egypte, loin. C'est mon oncle Abdelkader qui était partie civile à Paris. En 1975, j'étais en France pour suivre mes études, j'avais 25 ans et c'est là où nous avons décidé de relancer l'affaire en déposant plainte, et cette fois-ci pour assassinat. Cette plainte a été acceptée. J'étais partie civile, au nom de ma famille. C'est un combat que nous menons en famille, collectivement.
Comment expliquez-vous l'enlisement de cette affaire depuis 1965 ?
D'une manière très simple : cela s'appelle la raison d'Etat. Avec le mot "Etat" au pluriel. Il y a eu crime d'Etats, il y a eu complot pour aboutir à l'enlèvement et à la disparition de mon père. Et puis ce complot s'est poursuivi par les Etats qui étaient impliqués dans la disparition de mon père pour empêcher la justice de faire son travail. Et cette raison d'Etat, elle se conjugue au Maroc, en France, aux Etats-Unis, en Israël où il n'y a pas de réelle volonté politique pour lever les obstacles face à l'action de la justice. Nous pensons qu'il est possible d'arriver à la vérité. Des témoins, très actifs dans la préparation du crime, sont encore vivants. Ils connaissent une part de vérité. Il y a aussi des documents écrits de l'administration et ces documents, en grande partie, sont encore couverts par le secret-défense.
Le général Oufkir, qui aurait été à l'origine de cet enlèvement, lui, n'a quasiment pas été inquiété...
Le général Oufkir a été l'exécutant en chef d'une décision politique qui a été prise plus haut que lui au Maroc. Plus personne aujourd'hui ne peut nier que la décision première de mettre fin aux activités de mon père a été prise à Rabat. Oufkir a été l'exécutant de cette décision, comme tous les actes de répression qu'il y a eu contre l'opposition marocaine, contre les révoltes du peuple marocain, toutes ont été menées par Oufkir et Dlimi (chef de la Sûreté marocaine ndlr). Ne s'étant pas livré à la justice française Oufkir a été condamné par contumace, mais cela ne l'a pas empêché de venir régulièrement en France. Les autorités françaises fermaient les yeux malgré la condamnation qui le frappait.
Vous dites que le pouvoir, et donc le Roi, pour ne pas le nommer, était au courant et pourrait être le commanditaire du crime ?
C'est ce que nous pensons.
Mais il n'y a pas de preuves ?
Bien sûr, il n'y a pas de preuves. Mais qui connaît les rapports de forces politiques au Maroc des années 60, qui connaît la réalité du pouvoir marocain dans les années 60, il est impensable qu'une décision de cette importance ait pu être prise autrement qu'au niveau du Roi.
Comment expliquez-vous cette émotion quasi intacte un demi siècle après cet enlèvement ?
Il y a plusieurs facteurs. Le premier, je crois, c'est la personnalité de mon père. Il était un militant politique de grande envergure et pas seulement au niveau marocain, mais également par son activité en faveur du Tiers-Monde. Il préparait une réunion tri-continentale à la Havane où devait être mis sur pied la solidarité des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Il était porteur d'un grand espoir, un grand espoir qui a été malheureusement assassiné. Et puis aussi, parce que sa mort est un crime d'Etat, un scandale d'Etat. 50 ans après, on ne connaît toujours pas la vérité. Pour nous, en tant que famille, c'est terrible, nous n'arrivons pas à faire notre deuil. Et puis, pour l'opinion publique : il y a un crime d'Etat qui n'est pas élucidé. C'est ce qui fait qu'il y a cette émotion et cet intérêt pour l'affaire Ben-Barka.