Affaire Karachi : prison ferme pour six prévenus dans le volet financier du dossier

C'est l’une des plus longues affaires politico-judiciaires de ces dernières années. 25 ans après les faits, le jugement est tombé dans le volet financier de l'affaire Karachi. En France, six hommes jugés pour des soupçons de commissions occultes en marge de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995 ont été condamnés à des peines de deux à cinq ans de prison ferme. Retour sur cette affaire.
Image
karachi
Durant une cérémonie à Cherbourg, le président Jacques Chirac avait accordé la Légion d'Honneur aux onze victimes de l'attentat suicide à la bombe à Karachi, au Pakistan, en mai 2002.
AP Photo/POOL, Valery Hache
Partager6 minutes de lecture

Le procès dont le jugement est tombé ce lundi 15 juin s'est tenu en octobre dernier. Il porte sur le volet financier de la célèbre affaire dite "Karachi"  : des rétro-commissions sur les ventes d’armements de la France au Pakistan et à l’Arabie saoudite. Cette affaire met en cause plusieurs personnalités du pouvoir français des années 1990, dont l'ancien Premier ministre Edouard Balladur et son ex-ministre de la Défense, François Léotard. 

Elle porte le nom de la ville de Karachi au Pakistan, lieu d'un tragique attentat à la voiture piégée en 2002, faisant 15 victimes, dont 11 françaises. Il est alors imputé au groupe terroriste Al Qaïda. Mais quelques années plus tard, c’est une autre hypothèse, étayée par le rapport fuité « Nautilus » d’un ancien agent de la DST qui s’impose comme plus probable. Il s’agirait donc d’une opération de représailles à la décision de Jacques Chirac, après son élection contre Edouard Balladur en 1995, d'arrêter le versement de rétro-commissions dans ces contrats d’armements.

 Parmi les accusés de ce procès l'automne dernier, trois hommes politiques, un industriel et deux intermédiaires. Selon l'accusation, le pouvoir politique a imposé à la branche internationale de la Direction des constructions navales (DCNI) et à la Sofresa, deux entités détenues par l'Etat qui vendaient sous-marins et frégates, des intermédiaires "inutiles" dans ces contrats, le "réseau K" (pour King en référence au roi d'Arabie).
Objectif: faire revenir une petite partie des dizaines de millions d'euros de pots-de-vin versés à ce réseau vers les comptes de la campagne Balladur. 
 

Sur le banc des accusés

L'industriel
Dominique Castellan, 83 ans, était à l'époque PDG de la branche internationale de la DCNI devenue Naval Group. Retraité, il est poursuivi pour abus de biens sociaux. Il lui est reproché d'avoir, sur instructions du ministère de la Défense, fait entrer dans les négociations pakistanaises Agosta un réseau d'intermédiaires "inutile" à des "conditions exorbitantes".
L'accusation affirme qu'il a rémunéré ce "réseau K" plus de 190 millions de francs (28 millions d'euros) en toute connaissance de cause. Il soutient que ce « réseau K » était utile.
Trois ans d'emprisonnement dont 18 mois ferme ont été requis contre lui.
Le dirigeant de l'équivalent de la DNCI pour les contrats saoudiens, la Sofresa, est quant à lui décédé.

Le "réseau K": les intermédiaires
Le sulfureux homme d'affaires franco-libanais, Ziad Takieddine (70 ans) qui connaissait François Léotard avant que celui-ci ne soit nommé ministre de la Défense, entretenait alors de bonnes relations avec Renaud Donnedieu de Vabres, proche conseiller de Léotard, et était l'ami de Thierry Gaubert, engagé dans la campagne Balladur.
Il est soupçonné d'avoir perçu des dizaines de millions d'euros de commissions "indues" avec deux compères, Abdul Rahman Al Assir et Ali Ben Moussalem, décédé depuis. 
Un temps écroué, il doit répondre de complicité et recel d'abus de biens sociaux au préjudice de la DCNI et de la Sofresa.
Il est par ailleurs jugé pour fraude fiscale, blanchiment ou encore faux témoignage sous serment. Le parquet a requis cinq ans avec incarcération immédiate.
 
L'associé de Ziad Takieddine au sein du "réseau K", Abdul Rahman Al Assir, se voit reprocher les mêmes accusations de complicité et recel d'abus de biens sociaux.
Comme Takieddine, l'homme d'affaires espagnol d'origine libanaise, qui vit en Suisse, soutient que l'intervention du "réseau K" a débloqué les contrats Agosta et Sawari II, donc que les commissions étaient justifiées.
Il était absent du procès. Sept ans assortis d'un mandat d'arrêt ont été requis.
 
Les politiques
Alors le plus proche collaborateur du ministre de la Défense François Léotard, Renaud Donnedieu de Vabres est jugé pour complicité et recel d'abus de biens sociaux.
L'accusation, qui reproche au ministère d'avoir imposé le "réseau K" aux industriels, a requis 5 ans dont deux avec sursis et 150.000 euros d'amende.
Devenu consultant notamment dans le domaine culturel, il a réfuté tout financement politique.
 
A l'époque membre du cabinet du ministre du Budget Nicolas Sarkozy, impliqué dans la campagne Balladur, Thierry Gaubert est poursuivi pour avoir rapatrié de Suisse des fonds remis par son ami Takieddine, notamment pour "assurer le financement" de la campagne Balladur.
Aujourd'hui consultant, Thierry Gaubert est jugé pour recel d'abus de biens sociaux. 
Pour le parquet, s'il a profité des "largesses" de son ami Takieddine, il n'a pas été possible de "faire le lien" avec la campagne Balladur.
Quatre ans, dont deux ferme, et 100.000 euros d'amende ont été requis.
 
Aujourd'hui l'un des dirigeants du groupe de luxe LVMH, Nicolas Bazire, ancien officier de marine était alors directeur de cabinet du Premier ministre Balladur (1993-1995) puis directeur de sa campagne présidentielle. Il est jugé pour complicité et recel d'abus de biens sociaux.
L'accusation lui reproche d'avoir validé l'introduction du "réseau K" dans les négociations, quand il était à Matignon, et d'avoir téléguidé l'arrivée de 10,25 millions de francs sur le compte de la campagne, l'équivalent de plus d'un million et demi d'Euros.
Cinq ans dont deux avec sursis et 300.000 euros d'amende ont été requis.
 
Lors de ce procès, l'accusation a décrit "une véritable entreprise de prédation": selon elle, les pots-de-vin, alors légaux, versés aux intermédiaires pour ces contrats d'armement signés en 1994 ont donné lieu à des rétro-commissions illégales qui ont contribué à financer la campagne présidentielle malheureuse d'Edouard Balladur en 1995. À l’époque, une lutte fratricide se jouait au sein de la droite française, entre le maire de Paris Jacques Chirac et le Premier ministre sortant.
 Ce cocktail détonnant a-t-il conduit de hauts responsables à organiser un système de financement politique illégal? C'est ce que soutient le parquet, alors que la défense a plaidé la relaxe, dénonçant des poursuites "prescrites" et des accusations "sans preuve".
 
 

"Conditions exorbitantes"

 
Le tribunal correctionnel ne dira pas lundi si l'arrêt du versement des commissions est la cause de l'attentat de Karachi en 2002, thèse défendue par les familles de victimes. C’est l'objet d'une enquête antiterroriste toujours en cours.
 
Au procès, les procureurs ont tenté de clarifier les circuits de l'argent en égrenant "les contacts qui se nouent", les "conditions exorbitantes" accordées au réseau, les voyages en Suisse de Ziad Takieddine.
 
Selon eux, les 10,25 millions de francs en liquide versés sur les comptes de la campagne Balladur juste après sa défaite proviennent de M. Takieddine, un "retour d'ascenseur" envers les Balladuriens qui lui ont permis de s'enrichir en l'imposant dans les contrats d'armement. 
Les prévenus se sont au contraire employés à démontrer l'utilité du "réseau K" puisque les contrats ont finalement été signés.
Tous ont nié un quelconque financement politique et Ziad Takieddine, le seul l'ayant un temps évoqué, s'est rétracté à l'audience.
 MM. Balladur et Léotard comparaîtront ultérieurement devant la Cour de justice de la République, seule compétente pour juger des membres du gouvernement pour des infractions commises pendant leur mandat.

Il est reproché à Edouard Balladur d’avoir "donné des instructions tendant à ce que le ministre du Budget [Nicolas Sarkozy, NDLR] consente à ce que l’État donne sa garantie à des contrats déficitaires ou sous-financés", et également "d’avoir pu ainsi financer sa campagne électorale de 1995, notamment grâce à des espèces à hauteur de 10.250.000 francs, susceptibles de provenir de rétro-commissions sur ces marchés". François Léotard est, quant à lui, accusé d'avoir mis en place un  "circuit opaque" au cœur de ces contrats d'armements, précise le parquet général.