Afghanistan: l'encombrant passé des interprètes de l'armée française
En 2012, l'armée française retirait ses troupes d'Afghanistan. Elle promettait à ses employés afghans de leur fournir des visas pour la France. Seule condition : ils devaient prouver que cette collaboration les mettait en danger. Considérés comme des traitres par les talibans, et parfois même par la population afghane, les interprètes de l'armée sont des cibles pour les insurgés. 70 d'entre eux seulement ont pu quitter le pays.
Ali a pris l'habitude de changer de nom lorsqu'il voyage en bus ou en avion. "Quelque chose qui commence par Abdul parce que c'est extrêmement courant en Afghanistan", précise-t-il, amusé. Le jeune interprète de 29 ans avoue : on n'a jamais braqué d'arme sur lui, mais il ressent la menace partout et l'inquiétude pour sa famille le mine. "Mes parents, mes frères et mes sœurs habitent tous dans le district de Mazar-e-Sharif, mais je ne peux aller les voir qu'une fois tous les six mois parce que les talibans contrôlent les checkpoints par lesquels il faut passer", explique Ali. Chaque voyage doit donc être le plus discret possible. Le jeune homme ne prévient personne d'autre que sa femme lorsqu'il part rendre visite à ses proches. "Tout cela l'agace. Parfois elle me dit qu'elle aurait préféré que je fasse un autre métier. Alors nous pourrions nous déplacer librement dans le pays". Pourtant, l'armée française n'a pas jugé cette situation suffisante pour lui accorder un visa pour la France."Les critères qui ont été fixés lorsque la décision a été prise de permettre à un certain nombre d'entre eux de venir s'installer en France, c'était notamment qu'il devait y avoir une menace directe", confie une source diplomatique.
Interprètes fichés Aujourd'hui, la plupart des anciens interprètes de l'armée française vivent à Kaboul. Les déplacements dans les autres districts du pays sont devenus trop dangereux. Selon Ali, les talibans seraient en possession de photographies des traducteurs ayant travaillé aux côtés de la coalition. Ils arrêteraient les voitures pour vérifier s'ils ne s'y trouvent pas. Une information difficile à vérifier, mais qui n'étonne pas Bethina Matta, une journaliste américaine vivant à Kaboul depuis plusieurs années. "L'un des hommes que j'ai interrogé m'a raconté avoir pris l'habitude de s'habiller en peintre lorsqu'il rentrait de sa province. Ainsi les talibans le prenait pour un ouvrier", raconte-t-elle par exemple. La journaliste précise que les photos en question pourraient très bien être remises aux insurgés par des villageois, voire par les propres familles des interprètes. "Beaucoup d'entre eux n'adressent plus la parole à leurs proches, à part leur très proche famille."
"Ils nous ont laissés ici sans rien" Anoosh aussi vit à Kaboul. Pendant plus de cinq ans, cet interprète anglophone de 27 ans a travaillé aux côtés des forces spéciales de l'armée française en Kapisa, sa région d'origine. "Tout le monde me connaît, là-bas, et donc tout le monde sait que j'ai travaillé avec les Français", affirme-t-il. Sa mère et sa sœur vivent toujours dans le district de Nijrab, au centre de la Kapisa. Anoosh raconte que des talibans viennent régulièrement voir sa mère pour lui demander où est son fils : "A chaque fois que je lui parle au téléphone, elle me dit ne de ne pas venir, que c'est trop dangereux. Je suis très inquiet pour elle et ma sœur". Ces anciens interprètes se préparent à mener une vie faite de secrets, où la discrétion est de rigueur. Dans la lettre qu'Ali a envoyé à l'ambassade de France à Kaboul pour demander un visa pour la France, il déclare : "Je suis comme un prisonnier, je ne peux voyager ni à l'intérieur de l'Afghanistan, ni dans les pays voisins comme le Pakistan et l'Iran car ce sont des nids à talibans [...]" Pourtant, Françoise Hostalier, présidente du Club France-Afghanistan, qui s'est rendue plus d'une vingtaine de fois dans le pays, affirme que la France a pris soin d'exfiltrer les anciens employés de l'armée qui étaient vraiment en danger. "L'ambassade continue d'examiner des dossiers, mais ceux qui étaient réellement en danger ont été traités", assure-t-elle. Une source diplomatique confirme cette information. Pour autant, aucun changement de décision n'est envisagé pour les interprètes qui se sont vus refuser un visa. "Si, néanmoins, il y avait un élément nouveau et qu'ils venaient nous voir en nous montrant qu'il y avait une menace directe à leur encontre, on examinerait leur cas", précise cette personne. Ali avance le chiffre de 70 interprètes évacués et affirme qu'à chacune de ses demandes de visa, on a refusé sa demande sans lui donner d'explication: "Tous les dossiers ont été traités, me disait-on. C'est terminé".
Armée infiltrée En janvier 2012, un homme portant un uniforme de l'armée afghane avait ouvert le feu sur plusieurs soldats de l'armée française en session d'entraînement. Un épisode qui avait poussé Nicolas Sarkozy à suspendre les opérations de formation et d'aide au combat de l'armée française et à précipiter le retrait des troupes. La menace est toujours présente. Les interprètes redoutent d'être attaqués par des Talibans qui les auraient repérés en s'infiltrant dans l'armée nationale afghane, formée par les forces occidentales de la coalition. "C'est avéré, des soldats français ont été attaqués par des soldats afghans qu'ils avaient eux-mêmes formés", confirme Karim Parkzad, chercheur à l'IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), spécialiste de l'Afghanistan. Depuis plusieurs mois, les Talibans sont particulièrement présents dans l'est et le sud du pays. Pour autant, Karim Parzad relativise leur puissance : "Certains districts sont tombés entre leurs mains. Ils commettent des attentats, mais ils ne sont pas capables de lancer une offensive qui déboucherait sur une prise de pouvoir à Kaboul."
"C'est une honte d'avoir travaillé avec l'armée française" Il y a un mois, Anoosh a tenté de rejoindre l'Europe via Dubaï et la Turquie. Le jeune interprète avait alors dépensé 10 000 dollars pour qu'un passeur lui arrange le voyage. La police turque l'a arrêté à Istanbul et l'a obligé à reprendre un vol pour Kaboul. Retour à la case départ et chômage. Le jeune homme témoigne, découragé, qu'il a essayé de chercher un emploi dans la capitale afghane, mais que les employeurs ont tous refusé de l'embaucher. "Je peux assumer n'importe quel emploi. Mais pour beaucoup d'Afghans, c'est une honte d'avoir travaillé avec l'armée française". Un préjudice difficile à mesurer, mais qui n'a, dans tous les cas, jamais été pris en compte par l'armée française.